10 jours dans un asile, Nellie BlyPublié par les Editions du sous-sol, ce court reportage undercover à l’intérieur d’un asile, d’une efficacité redoutable, est particulièrement intéressant, non moins par la personnalité et l’histoire de son auteur que par le sujet qu’il expose. Suivi de deux enquêtes sur les bureaux de placements des domestiques et les fabriques de conserves, il met en lumière le talent et la pugnacité de Nellie Bly, journaliste outre-Atlantique de la fin du 19e siècle. En une centaine de pages seulement, l’on assiste à la naissance d’une reporter d’un genre nouveau qui par sa manière unique de mettre sa féminité et sa voix vive au service d’une écriture relatant avec honnêteté des faits vécus en toute subjectivité, deviendra la pionnière du renouveau du journalisme américain.

Nous sommes à New York, en 1887. L’Union Pacific et le Central Pacific ont depuis longtemps joint leurs lignes, la conquête de l’Ouest est presque achevée, et la presse américaine, en retard sur l’Europe, prend un formidable essor. Les journaux de Joseph Pulitzer et de William Randolph Hearst rivalisent à grand renfort de titres racoleurs et d’enquêtes inédites, lorsque le New York Sun du 26 septembre 1887 publie dans ses colonnes Who is this insane girl ?, un article sur une avenante inconnue qui vient d’être jugée folle et internée. La mystérieuse jeune femme n’est autre que Nellie Bly, vingt-trois ans, mandatée par Joseph Pulitzer qui dirige le New York World, pour une enquête infiltrée à l’intérieur d’un asile situé sur une île au large de Manhattan, le Blackwell’s Island Hospital. Son reportage, avant de devenir un livre, sera publié par le World en octobre 1887 sous la forme d’un feuilleton intitulé Behind asylum bar, et provoquera un tollé qui aboutira à une allocation supplémentaire d’un million de dollars pour les hôpitaux psychiatriques.

Derrière les grilles de l’asile.

« L’asile d’aliénées de Blackwell’s Island est une souricière à taille humaine. Il est facile d’y entrer, mais une fois à l’intérieur, impossible d’en sortir. »

Nellie Bly
« Behind Asylum Bars », New York World, 09 oct 1887, extrait.

L’on retrouve dans 10 jours dans un asile beaucoup de ce que dénoncera près de trente ans plus tard Albert Londres dans Chez les fous, à propos des asiles français : les conditions de détentions déplorables, les sévices infligés par le personnel, les patientes encordées, le manque de financement… L’asile n’est pas le lieu où l’on soigne, mais celui où l’on enferme loin des yeux ceux qui dérangent, ceux dont on ne peut s’occuper faute d’argent, les rebuts d’une société en pleine mutation. Nellie Bly y fréquente de nombreuses immigrées, détenues sans avoir eu une chance de s’expliquer, personne n’envisageant de requérir les services d’un traducteur. D’un ton mordant et ironique, elle se moque des techniques douteuses de diagnostic des médecins, si facilement dupés malgré le tranchant de leurs discours d’experts scientifiques qui ne sauraient se remettre en question.

Dès l’entrée dans l’asile, l’ironie se transforme en dégoût. Comment supporter les mauvais traitements sans sentir sa santé mentale s’affaiblir ? « Pour la première fois, je devais avoir vraiment l’air d’une folle. […] A grands coups de démêloir, mes cheveux encore humides de la veille furent tirés de tous les côtés. Je protestais en vain, puis je serrais les dents et souffris en silence. Refusant de me rendre mes épingles à cheveux, une des infirmières me fit une tresse qu’elle noua avec une bande de tissu rouge. Ma frange frisée refusait d’être plaquée en arrière, il me restait au moins ça de ma gloire passée. » Au froid, à l’araignée cachée dans la mie du pain rassis, succèdent le bain glacé à la file indienne, la honte de la nudité, la parodie de l’uniforme. Parmi la multitude des souffrances subies par les pensionnaires de l’asile, la séance semble peut-être anodine, mais l’on devine à quel point un tel mépris de l’intimité et de l’intégrité physique traumatise. L’on ne peut qu’admirer le courage de la jeune femme qui a donné de son corps et abandonné de force pudeur et dignité humaine, pour pouvoir rapporter son témoignage avec honnêteté et sobriété.

Le girl stunt reporting, des coups montés pour « démêler le vrai du faux ».

Nellie Bly
« The Nellie Brown mystery », New York World, 9 oct 1887.

Suite à son séjour au Blackwell’s Island Hospital, Nellie Bly multipliera les infiltrations et les coups d’éclat. Mais, au-delà de son cran légendaire, le récit de son entrée dans ce premier rôle est toujours empreint de beaucoup de finesse et d’humour, et tout lecteur sourira au spectacle de son entraînement devant le miroir ou se sentira complice des rires dissimulés par la jeune femme derrière son mouchoir. La force de l’effet produit par ce reportage undercover provient autant, sinon plus, de la mise en scène d’elle-même d’une jeune femme blanche middle-class qui simule l’hystérie pour se faire interner et enquêter que de la dénonciation des conditions d’internement des aliénés. 10 jours dans un asile ! Le mystère Nelly Brown résolu ! Une journaliste dupe les médecins ! C’est ainsi que l’on imagine sans peine le crieur scander la nouvelle et distribuer à tour de bras des exemplaires du World contre la modique somme de deux cents aux quidams qui se précipitent vers la promesse d’une aventure trépidante et inattendue, garantie authentique.

L’art et la manière de Nellie Bly font des émules, et la décennie qui suivra baptisera girls stunt reporters les nombreuses femmes qui imiteront son style et ses techniques. Citons Ada Patterson, la « Nellie Bly de l’Ouest » ou encore Winifred Black, qui ira jusqu’à simuler l’évanouissement en pleine rue afin d’enquêter sur les services de soins publics pour le compte du San Franscico Examiner de Hearst. Souvent décriée et méprisée par les sérieux tenants masculins de la profession, cette vague féminine qui a déferlé avec fracas sur les unes de la presse populaire est peu restée dans les mémoires de notre côté de l’Atlantique. Si, avec le développement du journalisme de terrain et de l’investigation undercover, d’autres grands noms de journalistes infiltrés ont supplanté Nellie Bly en popularité — de Jack London dans les bas-fonds de Londres à Hunter S. Thompson chez les Hells Angels, de la narrative non fiction au journalisme gonzo —, elle a par son audace sorti les femmes des rubriques modes des magazines et leur a ouvert en grand les portes du reportage.

Nellie Bly, figure emblématique de l’émancipation des femmes.

« Je résolus à cet instant de mettre ma mission au service de mes sœurs en souffrance, et de révéler les conditions parfaitement arbitraires de leur internement. »

Nelly Blye
Ten Days in a Mad-House, New York: Ian L. Munro, Publisher, n.d.

Au sein de l’univers résolument sexiste dans lequel elle navigue, Nellie Bly réussit le tour de force non seulement de ne pas mettre de côté sa féminité, mais de l’utiliser sciemment. S’inquiétant régulièrement pour les bouclettes de sa frange, elle se sert de son corps autant que de son esprit, déployant force ruses féminines pour s’introduire dans des milieux réputés inaccessibles. C’est une formidable réappropriation de soi, dans une société où le pouvoir et l’expertise sont les domaines exclusifs des hommes pour qui la respectabilité d’une femme réside dans sa pureté et son souci des convenances. Dès lors que Nellie incarne, pour les besoins d’un reportage, une femme des classes sociales les plus basses, on lit en filigrane sa conscience de s’exposer physiquement et moralement aux assiduités appuyées des hommes, qu’ils soient médecins, contremaîtres, placeurs de domestiques ou passants, et contre lesquelles l’armure de son statut social la protège un minimum habituellement. Il est intéressant de relever que pour régler la question de son internement dans un établissement psychiatrique, on lui demande à de nombreuses reprises si elle est une femme entretenue ou une femme de mauvaise vie ; et de constater l’image hyper-sexualisée accolée aux femmes pauvres, aux immigrées… et aux hystériques, appellation aux contours flous qui englobe des troubles aussi divers que variés, et que certains médecins de l’époque prétendent soigner à l’aide de vibromasseurs permettant d’atteindre le paroxysme hystérique de la crise (sic).

« Des grappes de filles obstruaient aussi le couloir et les escaliers. C’était un panorama inédit de notre époque. Des filles qui riaient aux éclats, se désolaient, dormaient, mangeaient, lisaient, toutes assises du matin au soir, attendant qu’on leur offre la possibilité de gagner leur vie. »

Dès ses premiers pas de journaliste, Nellie Bly œuvre à l’émancipation des femmes. Elle se fait d’ailleurs repérer par la lettre au Pittsburgh Dispatch, en réaction à un article qui décrit l’ouvrière comme une monstruosité et liste les rôles et tâches auxquels les femmes devraient être cantonnées. Nellie écrira au cours de sa carrière de nombreux articles sur la justice sociale, le droit des ouvrières (les « esclaves blanches de New York »), la nécessité de protéger les femmes par un cadre légal, que ce soit dans leur vie professionnelle ou conjugale. Vingt-cinq ans après 10 jours dans un asile, elle se joindra aux suffragettes, couvrant en 1913 la grande Women Suffrage Parade de Washington, D.C.. Nombre de ses consœurs journalistes y seront présentes, notamment Ida B. Wells, l’une des premières journalistes afro-américaines, rédactrice en chef du journal antiségrégationniste Free Speech and Headlight, qui lutta pour le droit des femmes et dénonça les lynchages contre les noirs grâce à sa propre pratique du journalisme d’investigation. Nellie Bly fut également la première femme non accompagnée par un homme qui accomplit un tour du monde, battant de huit jours Phileas Fogg, exploit dont elle tira un livre bientôt à paraître aux Editions du sous-sol. Ce deuxième opus sera suivi par un troisième reportage, intitulé 6 mois au Mexique.

10 Jours dans un asile (Ten Days in a mad-house), est traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Cohen, et paru aux Editions du sous-sol, nées de la revue Feuilleton, toutes deux menées par Adrien Bosc. 2015.