« On ne sait pas s’il faut l’habituer à un monde injuste, ou construire une humanité nouvelle en commençant par lui. Nous avons l’amour, la musique et les livres à lui offrir. Et selon les jours, ça semble rempart ou dérisoire. »
« Je décapite la mère parfaite qui est en moi. »
« J’ai perdu mes certitudes. »
Pendant des années, tu te construis, te déconstruis, t’inventes : femme brouillon que rien ni personne ne détermine, tu avances pas à pas, interroges ton identité de femme, essaies d’échapper aux diktats des hommes et de la société, lorsque survient, choisie, la grossesse qui te confronte à toute ta construction, ta déconstruction.
Drôle, caustique, vif, malin, touchant, féministe et politique, La femme brouillon est le récit de l’expérience intime, perturbante, déconcertante et belle de la maternité. Amandine Dhée, aux prises avec les clichés et les stéréotypes, y bouscule les discours dominants et revient sur son vécu, ses interrogations, ses doutes, ses craintes au cours de cette expérience qui oblige à repenser le rapport au corps, au genre, aux parents et au couple, au travail, à l’écriture… Elle montre à quel point la maternité échappe aux discours qui croient l’enclore sans jamais la contenir, et comment chaque femme doit tracer sa propre voie, unique et personnelle en essayant d’échapper à une pluie d’injonctions, lancées comme des pierres, souvent contradictoires, qui ne laissent les femmes tranquilles. Tu n’es pas encore enceinte, tu n’es pas normale – comprendre : normée. Tu es enceinte, ne bois pas ne fume pas ne mange pas ceci ni cela. Tu es enceinte, tu peux t’asseoir à table avec les mères, tu parleras d’enfants. Tu es mère retourne travailler, tu es mère ne travaille pas, etc.
« Mon ventre bascule dans le domaine public. »
Certains voudraient encore pouvoir choisir vêtements et pensées pour les femmes, et la vie de notre utérus semble passionnante pour tous ceux qu’elle ne concerne pas. Quand un fœtus l’occupe, le ventre des femmes passe à l’insu de leur plein gré du privé au public : « Expérience intime, tu parles. » Amandine Dhée évoque avec justesse la violence de ce sentiment de dépossession, ce sentiment que soudain le corps habité de la femme ne lui appartient plus. Sifflé, commenté, harcelé avant la grossesse, il devient par elle « respectable », car emplissant sa fonction sociale. On le palpe, on l’idéalise, on se permet de lui « faire la morale ». Femmes enceintes, femmes ceintes par les discours : « Nous sommes toujours à portée de mains et de mots. Ici, j’aurais voulu que mon corps m’appartienne. »
« Pourquoi, sous prétexte que j’ai un utérus, dois-je porter une telle responsabilité ? »
Avec ironie, La femme brouillon interroge les rôles du père et de la mère (« Le père du bébé aurait fait une bien meilleure mère. Son instinct de sacrifice est plus développé, et c’est toujours lui qui fait les crêpes. ») et renvoie dans les cordes les tenaces stéréotypes liés au genre, « d’invisibles frontières » sur lesquelles la grossesse semble agir comme un révélateur, qui se cristallisent autour de la femme enceinte, puis de la jeune mère et de son bébé. — « J’ai vu tellement de femmes se faire avoir. Des couples soi-disant conscients, qui avaient réfléchi, qui avaient déconstruit. Peut-être cela se joue-t-il dans la torpeur des premières semaines ? Quand la femme joue à la maman, et l’homme au papa. Quand chacun trouve refuge dans les clichés auquel il croyait avoir échappé. C’est lorsqu’on est fragile que la norme nous agrippe le mieux. » Ça commence par la famille, ça continue avec les institutions, le corps médical, la publicité, les jouets et vêtements genrés qui donnent envie de « brûler un caddie » et d’offrir « un sursis de genre » au bébé en refusant de connaître son sexe avant la naissance, les employés de la sécu qui s’étonnent qu’une femme ne connaisse pas la durée d’un congé maternité. « S’imagine-t-il que les femmes se retrouvent dans des grottes à la nuit tombée pour échanger ces informations ? Croit-il que ce soit naturel pour moi ? »
« Au milieu de cette guimauve, où dire la violence d’être habitée par un autre ? Suis-je la seule à penser à Alien ? »
Amandine Dhée constate la négation généralisée de la violence de l’expérience de la grossesse, refoulée derrière la bien-pensance et les euphémismes qui font de la douleur de l’accouchement des « sensations étranges », de l’épisiotomie un acte médical bénin, et conseillent aux femmes de porter à la clinique des culottes noires, suite logique du sang bleu des publicités. Sans détour, l’autrice démystifie « l’expérience merveilleuse » de la maternité véhiculée par les discours dominants, et expose la non-évidence de la maternité, l’étrangeté de sentir en soi un autre, de voir son corps bouleversé, meurtri, modifié, par l’accouchement, le besoin de le réapprivoiser après la naissance, de se retrouver, de se distinguer de l’enfant (« Comment désirer l’autre si je ne sais plus qui je suis ? »). Elle exprime aussi le désarroi souvent tu des femmes enceintes, leurs peurs communes moquées, celle de ne pas sentir les premières contractions, celle d’exploser, celle plus tard d’être en incapacité de s’occuper du bébé ou qu’il meurt subitement. Face à la soumission, par défaut, par peur, par ignorance, au monde médical et au Larousse des futures mamans, le self-help apparaît comme les prémices d’une « révolution », d’une émancipation.
« Les femmes devraient toujours se méfier quand on leur accorde un monopole. »
Surtout, Amandine Dhée explore le rapport de la femme à la maternité qui, même pensé en amont, sera à la naissance de l’enfant différent et nouveau. Imprévisible, inconnue, cette femme-lézard qui naît lors de l’accouchement, qui naît de la douleur, du cerveau reptilien et de l’instinct, qui « ne parle pas », qui « grogne », qui « se fiche de la littérature », qui a la tentation de prendre possession de ce petit être à nourrir et protéger, ce petit être que l’on peut contrôler tant il dépend de nous. Insidieuse, cette « mère parfaite » dont l’image écrase et envahit. La débusquer, la décapiter n’est pas aisé : les avatars insidieux de cette hydre à sept têtes poursuivent sans relâche. De l’image d’Épinal de pondeuse aux fourneaux pétainiste à l’adepte de la communication non violente « incollable sur le maternage naturel » ou encore la mère qui concilie, « qui tente d’articuler dans un même discours la joie de rencontrer son enfant avec les bases élémentaires de lutte contre le patriarcat, et le tout avec très peu d’heures de sommeil ». Entre elles, se cachent encore « la gosse qui n’a pas les mots », « l’ado blessée » qui n’a pas pardonné à sa propre mère, « la féministe et la demi-mère ».
« Le meilleur moyen d’éradiquer la mère parfaite, c’est de glandouiller. Le terme est important car il n’appelle à aucune espèce de réalisation, il est l’ennemi du mot concilier. Car si faire vœu d’inutilité est déjà courageux dans notre société, pour une mère, c’est la subversion absolue. Le jour où je refuse d’accompagner père et bébé à un déjeuner dominical pour traîner en pyjama toute la journée, je sens que je tiens quelque chose. »
Peu importe la norme, la perfection, que l’on ou que tu t’imposes, être mère relève du funambulisme : tu es toujours à deux doigts de te casser la gueule, oscillant entre ce que l’on attend de toi, ce que à quoi tu refuses d’être cantonnée, ce que tu veux offrir à l’enfant, ce que ton corps et ta fatigue te permettent, et toutes tes peurs pour lui, et ton désir d’écrire, de travailler, de faire ta vie.
La femme brouillon est un bel hommage à la maternité dans toute sa complexité, un texte intelligent et un livre éminemment politique.