Retour aux livres, avec le Viva de Patrick Deville, second coup de cœur parmi les nouveautés littérature de l’automne dernier. Ce roman à la fois court et ambitieux esquisse en un trait rapide et dense le bouillonnement intellectuel du Mexique des années 1930, terre d’asile pour qui fuit le climat délétère de l’Europe, chaudron artistique et révolutionnaire, territoire chaud et volcanique sillonné par les trajectoires tangentes d’écrivains, poètes, peintres, photographes, activistes communistes et anarchistes, syndicalistes, futurs guérilleros qui se croisent et repartent.
L’effervescence et l’oblitération.
Viva, le cri des révolutionnaires, le son de l’agitation. Et, au milieu de l’effervescence, deux destructions. Deux figures, dont les courbes n’entreront pas en collision, mais influenceront l’imaginaire de beaucoup qui se reconnaîtront d’elles. D’une part, Trotsky, le proscrit en exil, hébergé par les sulfureux peintres Diego Rivera et Frida Kahlo, écrit ses mémoires alors que la Russie rédige méticuleusement son oubli, compose son oblitération totale, lui apposant la marque finale et irrémédiable d’un piolet à l’arrière du crâne. De l’autre, Malcom Lowry qui compose Under the volcano – son chef-d’œuvre – et s’abolit progressivement, ne laissant subsister derrière lui qu’un Consul qui se noie dans la même « fantasmagorie mezcalienne » que son géniteur.
Les trajectoires tangentes.
En arrière-plan, le défilé des silhouettes qui sillonnent le livre, reliant les points, et que l’on voudrait énumérer plutôt que de disséquer le roman. Nadeau qui ne vint pas au Mexique mais opère dans le livre de Deville le lien entre Trotsky et Lowry, éditant l’un et admirant l’autre. Autour d’eux, entre eux, passant parfois à côté sans les croiser, d’autres figures de cet intellectualisme révolutionnaire. Les écrivains activistes Victor Serge, B. Traven, Nordahl Grieg. Pierre Naville, et les écrivains satellites qui gravitent autour des trotskistes de la Ligue communiste de France et des surréalistes, d’André Breton à Antonin Artaud – halluciné chez les Tahamuras, en quête du peyotl sacré. « Artaud est le paratonnerre qui doit dévier vers lui la foudre, le Grand Fusible qui va fondre ». Les écrivains activistes Victor Serge, B. Traven, Nordahl Grieg… Les philosophes Walter Benjamin, Max Stirner, Simone Weil… Les poètes Dylan Thomas, Alfonsina Storni, et Arthur Cravan, ce neveu d’Oscar Wilde qui composait des vers entre ses matchs de boxe, disparu dans le désert sans laisser de traces. Et puis, bien sûr, les artistes mexicains : Diego Rivera, Frida Kahlo, la photographe Tina Modotti. Encore…
L’écrivain et le miroir.
Patrick Deville tend des fils d’un auteur à un autre, tisse une toile au mille nœuds dont l’intertextualité serait le fil de trame qui dessine le motif infiniment variable de tous ces itinéraires artistiques qui traversent l’histoire de la littérature en se mêlant les uns aux autres au gré des rencontres, des influences, des héritages littéraires. Viva, à l’instar du Royaume de Carrère bien que de façon très différente, est aussi une interrogation du processus de l’écriture, le questionnement d’un écrivain qui interroge la trajectoire de ses précurseurs dans un espace et un temps délimité qui s’étire jusqu’à nous toucher. Palpable, la question est là : pourquoi écrire ? Comment ?
« Mais chez Lowry et Trotsky, c’est la question bien plus grande : savoir dans quel but vendre son âme au Diable. Pourquoi cette belle et terrible solitude et ce don de soi qui leur font abandonner la vie qu’ils aimeraient mener, les êtres qu’ils aiment, pour aller toujours chercher plus loin l’échec qui viendra couronner leurs efforts.
Ils ont le même goût du bonheur, un bonheur simple et antique, celui de la forêt et de la neige, de la nage dans l’eau froide et de la lecture. Chez ces deux-là, c’est approcher le mystère de la vie des saints, chercher ce qui le pousse vers les éternels combats perdus d’avance, l’absolu de la Révolution ou l’absolu de la Littérature, où jamais ils ne trouveront la paix, l’apaisement du labeur accompli. C’est ce vide qu’on sent et que l’homme, en son insupportable finitude, n’est pas ce qu’il devrait être, l’insatisfaction, le refus de la condition qui nous échoit, immense orgueil aussi d’aller voler une étincelle à leur tour, même s’ils savent bien qu’ils finiront dans les chaînes scellées à la roche et continueront ainsi à nous montrer, éternellement, qu’ils ont tenté l’impossible et que l’impossible peut être tenté. Ce qu’ils nous crient et que nous feignons souvent de ne pas entendre : c’est qu’à l’impossible chacun de nous est tenu. »
Et tous ces livres éparpillés…
Cette immersion a fait naître en moi l’envie de me plonger dans mille autres écrits, de façon frénétique. Il faut lire Viva au milieu d’autres livres entrouverts, une encyclopédie à portée de main, pour découvrir mieux toutes ces figures entraperçues et agrandir sa bibliothèque. En revenant sur cette expérience, je pense à Henry Miller et Les livres de ma vie, à Herman Hesse et Une bibliothèque idéale, évidemment à Alberto Manguel et L’histoire de la lecture ou Journal d’un lecteur. Peut-être est-ce un syndrome de grand lecteur que de collectionner les livres qui parlent de livres, constituer, construire brique après brique sa bibliothèque idéale, une cathédrale qui ne sera jamais achevée, dont on change sans cesse le plan, les fondations ?
Viva, Patrick Deville, éditions du Seuil, 2014.
Et aussi :
- Au-dessous du volcan, Malcom Lowry, Gallimard, 1949.
- Ma vie, Léon Trotsky, Gallimard, 1953.