La semaine dernière, j’ai eu la chance de pouvoir dévorer les formidables Aventures du général Francoquin au pays des Cyclopus de Yak Rivais aux éditions Le Tripode, sorti jeudi 12 février en librairie. Je me suis immergée enchantée dans cette épopée cocasse et intelligente, occultée lors de sa première parution il y a 50 ans par le succès des œuvres pour la jeunesse de Yak Rivais, que j’avais découvertes enfant. La magie opère toujours, et dès les premières pages, je me suis souvenue avec délice de ma découverte du mémorable Les Sorcières sont N.R.V. dont l’humour et les jeux de mots ont certainement contribué, entre autres lectures, à me faire considérer le français et l’écriture comme un jeu et un plaisir.
A peine embarqué, on s’accroche, on rit, on s’esclaffe ! Dès les trente premières pages, les Aventures du général Francoquin décoiffent. Le lecteur époustouflé y apprend pour commencer que le pays voisin est tombé au main des révolutionnaires et qu’un certain général Franquin y est envoyé en mission par un Empereur qui veut faire main basse sur les ressources du dit pays. Le même lecteur découvre la maîtresse du général et l’amant de sa femme, puis la préceptrice se fait trousser le jupon par un mercenaire borgne, le jésuite est envoyé dans la porcherie, le carrosse et son convoi sont accostés par des tueurs à gages eux-mêmes poursuivis, et les indiens font leur apparition. Ouf ! Encore 560 pages ! Quel tournis, que de souffle, quelles aventures !
Yak Rivais nous entraîne avec drôlerie et vivacité dans une succession de péripéties et de retournements de situation qui rappellent à la fois le théâtre, les romans picaresques et la bande dessinée, sur fond de western et de révolution anarchiste. Cela s’encanaille bougrement au pays des Cyclopus, ça jambe en l’air et ça ribaude autant que ça diatribe et ça palabre ! Une ribambelle de truands y défile aussi vite que les pages se tournent et que les intrigues rebondissent : tueurs à gages égrillards et philosophes, généraux grivois et bourgeoises collet monté, ecclésiastiques tartuffiés et banquiers véreux, révolutionnaires romantiques, prostituées à la langue bien pendue, comédiens ambulants, indiens, poètes… « C’est plein d’invention, approuve Mistress, ingénieux, charmant, drôle, rapide comme un conte, comme une bande dessinée, oui, et l’on n’a pas le temps de s’ennuyer car le récit anecdotique rebondit, fourmille et se renouvelle constamment. Permettez-moi de vous féliciter. »
Lecteurs, à vos dictionnaires ! Ici les bordées d’insultes relèguent Haddock au rang des amateurs, et le moindre trublion féru de duel au pistolet et de jolies filles mêle allègrement l’oralité la plus truculente et le champ lexical le plus soutenu. Voici un livre dans lequel on rencontre épithalames, lamellibranches, psychagogues et géotrupes, galipettes verbales et figures de styles…
« − Pourquoi veux-tu le tromper ?
− Ma revanche, dit Filasse. (Puis, minaudant:) Tu ne me déplais pas…
− C’est une litote ? s’enquiert pédantesquement Double-Mouche.
− C’est un salaud, répond Filasse. »
Les dialogues sont piquants, et les les réparties fusent. Yak Rivais réveille la langue française, la secoue, savoure le plaisir des mots, exploite toutes les possibilités de l’oral qu’il retranscrit savamment dans un langage explosif, coloré, joyeux, réinventé, savoureux, à la syntaxe libérée, au français émancipé et vivant à tel point qu’il deviendrait presque le personnage principal du récit. Quelles réjouissances ! Le roman est aussi champ d’expérience, dans lequel se glissent entre deux escarmouches, un « divertissement didaquatique » nommé « sourcellerie » – sorte de bande dessinée orale –, des exercices lipogrammatiques, ou encore une « expérience typographique » et une histoire vivante en calligramme… Yak Rivais se libère totalement des conventions, et l’on sent l’influence de Queneau (présent dans l’épigraphe, et qui a publié le premier ce livre chez Gallimard en 1967), de l’OuLiPo bien sûr et aussi du théâtre de l’absurde de la Comédie du langage de Jean Tardieu.
Cette liberté de langage libère la pensée, Francoquin au pays des Cyclopus est autant roman politique que roman d’aventures ou roman d’amour. Véritable satire, il nous renvoie avec humour à notre troïka, incarnée par les affreux Messieurs : l’Empereur, le Baron K et Gueule-de-Rat, qui empilent les couvre-chefs de politiciens et propriétaires de mines ou chemins de fer. Face à eux, un triumvirat révolutionnaire, composé des redoutables mais néanmoins délicieux Cyclopus Hyn, Catt-bis et Fédor Yahspoutine, dirige l’Armée Populaire de Libération. Lesquelles, des batifolages libertins ou des réflexions anarchistes et intellectuelles sont prétextes aux autres ? Entre deux ébats s’immiscent des réflexions intelligentes qui ne se prennent pas au sérieux. La littérature, la gratuité de l’humour, l’utilité des loi, et surtout la liberté primordiale et omniprésente sont questionnées à tour de rôle par les hommes main de Francoquin ou par l’innocente Chou-baby. Yak Rivais étrille chacun et à tout va, sans oublier les écrivains, les libraires et les éditeurs châtrés qui ne publient que ce qui leur ressemble.
« J’ai le nez sensible, rétorque acidement Ralph. Votre société c’est de la m… Vos curés, vos flics, vos avocats, vos militaires, vos banquiers, vos pédagogues, vos journalistes, vos moralistes, vos politiciens, vos femmes enceintes, vos rationalistes, vos bonnes sœurs, vos écrivains glossotomiés, vos commis voyageurs, et tous vos incarnés de l’ânerie béate, et la cabale dévote, je les fourre dans un grand sac et je vous déclare : c’est de la m… ! »
Cet anarchisme joyeux et déluré fait vraiment du bien, et tant d’éclats de rire dans un seul livre régalent au plus haut point. Il ne faut pas hésiter à se procurer sans tarder ce roman formidable ! En plus il est beau ! Et la galerie de portraits des personnages dessinés par Yak Rivais se cache à l’intérieur ! Sa tranche jaune égayera vos étagères, et l’éclatante typographie manuelle rouge vif vous accrochera le regard jusqu’à ce que vous ayez épuisé ses 600 pages. Cette superbe maquette est réalisée par la toute jeune Juliette Maroni qui a 24 ans, et je dois avouer que je suis épatée. Impressionnée, je le suis aussi par le travail éditorial du Tripode, qui n’a de cesse de nous fait découvrir ou redécouvrir des auteurs talentueux, comme Edgar Hilsenrath, Goliarda Sapienza, Jacques Abeille et ses magnifiques Jardins Statuaires illustrés par Schuiten ou encore Juan José Saer dont vous pouvez lire une chronique du roman Glose. C’est au Tripode aussi que nous devons la découverte de L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk (Prix de l’Imaginaire 2014 du roman étranger), un conte merveilleux. Le Tripode, inspiré par Francis Ponge, a l’ambition de « concevoir des bombes à retardement, et non des mitraillettes », et c’est réussi.
« − C’est dangereux, Chou-Baby, d’être libre. C’est audacieux. C’est souvent au-dessus de mes forces. La liberté passe uniquement par où vous aurez choisi qu’elle passe. S’il y a des luttes collectives, pour la liberté, il n’y a pas de libertés collectives. La liberté est un constant engagement et un constant réajustement des valeurs.
− Mais alors ? pouvons-nous concevoir qu’un jour je voie ma liberté dans une direction et plus tard dans une direction opposée ?
− C’est concevable. Encore que vous preniez des extrêmes, et que la liberté consiste aussi dans la mesure du possible à se réserver le choix du futur. Si un jour, honnêtement et dans cette quête libertaire, vous hésitez à choisir une voie nouvelle alors que tout vous y porte, rappelez-vous que rien n’est pire que la soumission.
Accorder ses pensées, ses propos, ses actes, n’est pas accorder ses pensées, ses propos, ses actes à ses pensées, propos et actes antérieurs.
− C’est effrayant ! médite Chou-Baby »