« Donne-moi tes fous. Donne un fou, pas forcément les deux, mais donne-le-moi. En échange, je te donne mon roi. Tu as déjà ma reine depuis plusieurs tours. Donne-le-moi, car il est plus beau que mes pions, et il me fait rire. »

« Yasen s’apprête à lancer le boomerang en direction opposée, vers la nuit. Mais il est arrêté, et reste un temps comme ça, boomerang dans la main. Et s’il tombait, ça ferait sûrement une révolution, une révolution et demie, avant de toucher le sol. »

Fabien Clouette, Le Bal des ardents

Il y a les orages sans bruit et le silence du Sans-Voix. Les coquillages, morts, vendus, abandonnés, sables futurs. « Les ouvertures qu’ils enferment. » Les courses de moto sans casque, les pluies horizontales, les lumières bleues dans la nuit. Cadrans, néons, écrans de télévisions, longues chaînes de salpes translucides et affolements lumineux du plancton. Sous l’eau, les tombants, les secs, les massifs. Les safrans, les dormeurs, les chirurgiens. Les fonds marins qui font dessaler l’horizon, le haut et le bas, et la mangrove qui estompe les frontières, orée, mêlée. Les éponges jetées au fond des éviers et les corps dans le delta qui pourrissent. Les trésors étouffés dans les racines du banian, les bouts de tissu. Les feuilles de papier mouillées et les affiches superposées. Il y a des mots comme des amers, des motifs qui jalonnent, dont les retours retiennent et réveillent. Quand on les atteint, on croit savoir, mais on bascule. Quelque chose d’obsessionnel. Tous ces fous qui dansent. Des diagonales. Un boomerang lancé, relancé, et qui revient — « presque ». Les Quelques rides qui brouillaient la surface ont touché le rivage. L’on a senti, déjà, les effets premiers du vent. Ici, la surface semble être un miroir lisse, mais les remous de l’eau troublent les profondeurs. Le bleu qui ne change jamais, ce n’est pas la mer, pense Yasen.

Impressions, réminiscences. On sent, sans savoir expliciter la sensation. L’attention entre deux eaux, les détails qui semblent familiers, entre perception et mémoire. Souvent, les personnages confondent les visages, les souvenirs, les jours. Nous aussi. C’est à croire que le présent anéantit le temps qui devient celui, aboli, des rêves ou de l’imaginaire. Retranscription de plusieurs bandes en simultané : le sens survient hors de la logique de l’espace et du temps, dans les regards, les mouvements, les écarts. Car alors que point l’événement pressenti, chacun agit et se déplace. Yasen, Losange, Thomas, l’Aveuglé, Levant & Tabulo, Orque-Anne, Danvé. Des pions qui glissent. Qui traînent aux Soifs. Passent du Port aux Rouges. Evitent les Surfaces. Esquissent une danse, dans un territoire universel et unique, à la fois individuel, intérieur et commun composé de tableaux aux éléments mouvants — docks, rades, mangrove, épaves. Au loin, le Lion, Rockall, Tampa ; au bout, les calmes. Un peu au-dessus du réel, le pont-promenade silencieux du Sans-Voix danse légèrement, immobile dans le mouvement.

 

Le Bal des ardents, Fabien Clouette

 

Le Bal des ardents imagine. Invente tout. Mêle l’historique et la fiction, l’étrange et le familier, l’archétype et l’improbable. La rumeur de la mort du roi, l’avancée de ses troupes vers le Port et un carnaval, un couronnement factice de rois successifs dans la poix, les plumes, le crin et le rythme des tambours. Voix et corps dissociés, demi-corps momifié, cheveux qui ne brûlent pas. Du sang de mûres, des tranches de forêt, des méduses dont les plumes chantent comme les réverbères. « Des fractions, des aveuglements, des souffles — comme si on avait mangé les lits des petits ruisseaux, mais que rien n’était renversé. » Fabien Clouette donne l’impression d’écrire avec une apparente facilité, avec souplesse et fluidité, et pourtant son livre est d’une complexité étonnante et déroutante. Impossible de lire Le Bal des ardents sans être perturbé, sans remettre en question ce que l’on pensait connaître de la littérature et de la narration, sans changer ses appuis. Il faut entrer dans la danse, être fous nous-mêmes, plonger et nous brûler, accepter le jeu auquel l’auteur nous convie, saisir au vol l’absence de règles et de repères connus. Apprendre à créer et poursuivre la beauté des métaphores folles et l’immense poésie des images. Ne pas nous contenter de lire, mais imaginer, nous aussi, tout. Être éblouis, et nous rejoindre dans la submersion, dans l’espace ouvert qui nous est offert.

« Ça n’a duré qu’une seconde, mais les bruits puis le silence. Les visages comme des lames qui s’avancent et qui foncent dans les rapides. Tout ça qui tente de passer à droite, sous soi, puis qui se ravise et double à gauche. Et tous les lycéens qui se lèvent, et qui se collent aux vitres pour taper et appeler les coureurs ; l’embardée lente du car à côté des fuites. Et puis les corps et les phares qui disparaissent au fond, sans jamais s’éteindre vraiment avant de tourner au bord des Rouges, sur l’horizon. On devait aussi garder toutes ces images. Toutes les images qui tapent aux fenêtres et aux portes et qui veulent rentrer. Les éclis qui viennent s’abattre sur le viseur, la glace, sur les lunettes. Tous ceux qui n’attendent que de s’engouffrer. Observer les mauvais pas, les valses en temps perdus. Des échos.

Mais à la remontée de ce corps gonflé et vieux, les images de visages et de fumée bleues qui s’éteignent sur les phares sont des souvenirs qui percent plus qu’ils ne rebondissent. Tout ça pour dire qu’il y a la remontée, et que les routes presque vides où on peut courir et marcher sont toujours là, en horizon facile, dans les souvenirs de jetée, de travail et de gel, comme dans les vrais tableaux qui montrent les arbres et les dormeurs du dimanche, comme des noyés, flotter au bord des plans, les parcours, les répétitions et la vitesse. »

 

Fabien Clouette, Le Bal des ardents

Le Bal des ardents, Fabien Clouette. Editions de l’Ogre, 2016.

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