« A un mètre à peine au-dessus de l’herbe pelée, appuyé de la main gauche au tronc principal, tu cries longuement tous tes noms : ceux de la grand-mère, que tu as inventés, des chats, du chien, ton nom surtout qui, modifié par tes soins, doit évoquer la force et l’invincibilité de ton règne. Là, au plus haut du jardin où tu puisses prétendre, là où, si l’on était plus grand, on apercevrait l’adret de la vallée. Et si Grand-Mère, ayant laissé filer le temps, ne revient qu’à l’heure inquiète où l’on ne distingue plus un fil blanc d’un fil noir, vite elle va te récupérer, transi, sur le perchoir d’où, peu d’instants auparavant, dans le dernier rougeoiement du soleil qui rase le cube de la bâtisse un peu menaçante d’être vide et sans lumière, tu t’essayais encore à dompter les fantômes afin de leur interdire de grimper au mur et de pénétrer dans ta chambre. »
Effrayants miroirs piqués de rouille, abri rose d’une chambre-roulotte, ombre d’un château masqué par le rideau d’une forêt obscure, flot rassurant de la voix claire et sonore d’une vieille femme, vert-de-gris des uniformes dans le froid hiémal, vagabondages à l’orée du domaine — Ô temps ! suspend ton vol, repousse les fantômes aux heures creuses de la nuit et retient le parfum des herbes folles sur les bords du ru ! Sans que l’on s’en aperçoive, les heures ont filé, le temps du livre a contaminé celui de la lecture et l’a dilaté, laissant une sensation de flottement entre rêve et souvenir, la réminiscence de chauds après-midi d’été et de peurs enfantines. « Quelque chose de contradictoire comme si en même temps tu dévalais une pente, de plus en plus vite, vers l’avenir qui ne te dit rien qui vaille, et traversais un espace englué, celui du temps suspendu. »
Loin de Paris, dans une campagne jalonnée de murs de pierres sèches, de sentes, ruisseaux et marécages, essaimée d’ombellifères, de séneçon et de plantain, une grand-mère incroyable accueille dans le giron bienveillant de sa propriété l’enfant qu’elle protège du tumulte de la Seconde Guerre. Autour de lui, elle tisse un cocon de parole, flot ininterrompu de soliloques chatoyants ponctués de rires clairs à gorge déployée, émaillés de pataouète et de patois franc-comtois. Inénarrable, généreuse en diable, diseuse de bonne aventure occasionnelle, elle maintient à la surface de la vie son passé, ses nombreuses tantes, l’Algérie de sa jeunesse, l’entre-deux guerre à la capitale, la saloperie d’armée qui a tué son mari et son fils. Mais au « temps béni de vacances sans bornes » égayé par les visites de la mère, conteuse complice et sémillante Reine messagère, succède le temps de l’angoissante première rentrée des classes, de la routine journalière des trajets vers l’école, des jours qui défilent.
Le présent se remplit d’absences, de non-dits, de vides comme celui qui habite la maison voisine, celle de l’homme dont on dit à l’enfant qu’il est son père, qu’il ne connaît pas, qu’il a oublié. Dans le haut du domaine, une cabane isolée abrite la chèvre et André, présenté à tous comme un lointain cousin. Le garçon doit être discret quand il lui dépose des paniers de nourriture au détour de promenades mandatées. De la guerre, ne sont évoqués à voix haute que les conséquences domestiques, les tickets de rationnement, la présence quotidienne des allemands. Ceux qui pourraient disparaître, ceux que l’on cache, ceux qui agissent, « personne n’en parle, tout se sait par osmose ». Par allusions, que le lecteur saisit parfois mieux que l’enfant qui appréhende, intériorise, amplifie, les ambiances, les émotions que les adultes trahissent, plus que les faits, plus que l’histoire qui s’écrit.
Jeu du « tu », du dédoublement, de la mise au présent d’un passé lointain dont le narrateur ne cherche pas tant à retracer les étapes qu’à retranscrire avec précision les impressions. Maurice Mourier s’immerge dans l’intimité du ressenti de l’enfant qu’il fût chez son aïeule lors de l’Occupation, sans jamais exposer ni faire rejaillir les pensées d’un soi contemporain. Exercice périlleux et maîtrisé, qui nécessite autant de mise à distance et de recul que de capacité à retrouver intact, et à ne pas le dévoyer, son vécu intérieur lors de ces quelques années d’une période particulière. Le roman ne s’impose pas par la force, mais s’infuse avec douceur et en profondeur dans l’imaginaire, à la surface duquel, longtemps après la lecture, les images et les émotions affluent de nouveau, comme « hier remonte du fond des eaux chargées de particules en suspension puis il éclate sans bruit à la manière d’une bulle de gaz des marais, te submerge, t’envahit. »
Le temps de Par une forêt obscure oscille comme un roseau entre la lumineuse légèreté des jours d’enfance et le sentiment de peur diffus qui imprègne les nuits et les silences, gagne le corps qui somatise, glisse les cauchemars. Ses pulsations étranges, amplifiées par l’acuité sensible et l’intelligence du garçon, doublent la peur de grandir d’une certitude de l’inéluctabilité de la mort, craintes propres à l’enfance auréolées par le narrateur d’une perte de consistance, d’une impression de suffocation intensifiée par l’amenuisement du mouvement de balancier lorsque l’attente soudain suspend la vie. La beauté fluide de l’écriture de Maurice Mourier restitue toutes choses avec une sensualité, une sensitivité, exacerbée, précise et délicate tout en les enveloppant d’un sentiment d’impermanence qui instille cette irréalité protéiforme qui sous-tend les livres de l’Ogre.
Vous pouvez poursuivre le voyage en retrouvant toutes mes chroniques des livres de l’Ogre sur ce blog et sur les webzines Un dernier livre avant la fin du monde et Addict-Culture. Je vous invite aussi à lire les très belles chroniques d’Eric Darsan sur son blog, et bien sûr à explorer le site des éditions de l’Ogre.