La sortie en octobre dernier aux éditions Futuropolis du remarqué La Lune est blanche a été l’occasion pour les libraires de remettre en lumière les bandes dessinées d’Emmanuel Lepage, et pour moi de découvrir (grâce à un coup de cœur de la librairie Critic de Rennes) Un printemps à Tchernobyl à côté duquel j’étais passée lors de sa sortie.
Cette magnifique BD reportage est née de la coopération de l’association militante les Dessin’Acteurs, qui regroupe des illustrateurs souhaitant réaliser des dessins engagés pour les mettre au service d’actions concrètes, et d’une résidence d’artistes dans le petit village de Volodarka, à tout juste 45 kilomètres de l’ancienne centrale nucléaire de Tchernobyl. Les Dessin’Acteurs ont proposé à Emmanuel Lepage d’aller sur place réaliser avec le dessinateur Gildas Chasseboeuf un carnet de voyage dont la vente bénéficierait à l’association les Enfants de Tchernobyl. Ce carnet, Les Fleurs de Tchernobyl, est disponible aux éditions La boîte à bulles.
Avec Un printemps à Tchernobyl, Emmanuel Lepage nous offre le récit personnel de ce voyage particulier, mêlant avec virtuosité reportage et intimité du vécu, croquis pris sur le vif et illustrations après coup. Dès la première page, j’ai été saisie par son univers graphique et la force de son trait, la discrétion et la justesse des paroles qui accompagnent son dessin puissant. Immersion. Un voyage en train dans une nature triste et forestière. La frontière ukrainienne, les hommes armés, la nuit. Au premier plan, une voix : La supplication de Svetlana Alexievitch. La parole des hommes et femmes chassés de Tchernobyl. Vient le récit de la catastrophe, vue de la France aveugle par le jeune Emmanuel, puis les bilans chiffrés de l’OMS et des ONG. Les images de masque à gaz, les « liquidateurs » sans visage.
Le gris s’impose, il emplit les pages. Dense, sombre, profond. Une première double planche, des pylônes électriques, des noirs fondus, fuligineux, et quelques touches bistre. Dans les bulles blanches, les paroles d’Emmanuel Lepage, comme un bulletin d’information radiophonique, se rajoutent au dessin sans le troubler. Déjà, l’on sent que l’image domine, qu’elle est préexistante. D’ailleurs l’auteur confie dans une interview que les textes « sont souvent écrits à la fin, l’image déjà réalisée. » Les techniques se mêlent, aquarelle, fusain, crayon gras, pastels. Avant l’arrivée, avant l’expérience, l’Histoire est monochrome.
Mais à Volodarka, dans la maison louée 30 € par mois, les premières teintes se glissent dans les cases, viennent éclairer ce noir omniprésent. Ocres et brunes, les premières rencontres avec les habitants restés au village ancrent les images dans le réel. Peu à peu la couleur fait intrusion. Perçant, le jaune entoure le « trèfle radioactif », le symbole du risque d’exposition aux rayonnements ionisants que l’on croise sur les panneaux de signalisation. Rappel du passé, le rouge de la faucille et du marteau soviétiques domine les bâtiments abandonnés de la ville fantôme. Et soudain, surgissent les couleurs vives d’une splendide double planche. Au cours d’une excursion en forêt dans une zone « sale », la luxuriance de la Nature explose, saute aux yeux. Vert, jaune, bleu. La beauté saisit. Les troncs rouges des arbres, le vert profond d’une nature redevenue vierge de toute activité humaine nous émerveillent presque. Pourtant, des abribus ensevelis sous la végétation s’y cachent, et sous la mousse l’on devine les restes d’une route. Derrière le calme et volupté transparaît encore en filigrane l’événement technologique.
Avec la couleur, arrivent le doute et la culpabilité. Comment oser dire que là-bas, dans le paysage d’une catastrophe qui devrait être une mise en garde constante pour tous, la beauté est présente ? L’artiste doit-il dessiner ce qu’il voit ou ce que l’on attend de lui ? Au fil des pages, Un printemps à Tchernobyl renvoie Emmanuel Lepage à ses questionnements les plus personnels, et cette intimité de sa relation au désastre est en elle-même une expérience de lecture bouleversante. Pourquoi vouloir aller à Tchernobyl ? Pourquoi dessiner ? Les confessions s’immiscent dans reportage. Avant le départ, les interrogations sur les risques de contamination se mêlent à la peur de ne plus pouvoir dessiner à cause d’un blocage de la main survenu en pleine séance de dédicace.
Emmanuel Lepage nous livre sa douleur, l’impossibilité de vivre sans le dessin, le besoin de retranscrire par l’image les choses vécues pour les partager, et la peur de ne voir le monde qu’à travers une vitre. Après la première visite de la Zone, nous plongeons dans les souvenirs en noir et blanc de l’adolescent qu’il a été, solitaire dessinant des mondes sans l’homme, des paysages post-apocalyptiques d’hiver nucléaire. Que fait-il là, en Ukraine ? « Dessiner c’est essayer de rendre visible ce qui ne se voit pas. Soulever une peau. » Est-ce le réel qu’il est venu chercher à Tchernobyl ? Un réel qui là-bas, plus qu’ailleurs, n’existe pas. Dans la Zone, le doute est cartésien, la connaissance empirique est illusion, tromperie des sens. La beauté qui frappe l’œil, l’enchantement de la nature libérée des hommes ne sont que mensonge. Le rayonnement radioactif est invisible, il faut sans cesse se le remémorer. Seule la contagion, fantasmée, est vérité. Comment le peindre, comment le dire ? Le réel poursuivi se métamorphose en imaginaire. « Ce n’est pas la mort que je suis venu toucher… mais ce qui se dérobe au regard… l’inconnu… le mystère… et c’est la vie qui m’a surpris. »
Les scènes bucoliques et printanières deviennent troublantes, la mort et la vie sont intimement liées. L’envie de s’allonger dans l’herbe est brutalement chassée. Rapide retour à la réalité. L’on bascule de nouveau dans le noir, le gris. Sur le bitume, loin des lichens. « A Tchernobyl, c’est l’homme qui se chasse de la terre. » Alors, pour montrer l’invisible, Emmanuel Lepage choisit d’inscrire sous chaque dessin le nombre de microsieverts par heure, de glisser dans ses paysages d’une nature belle et opulente des rappels en épée de Damoclès. Ici, un panneau danger nucléaire, ici un landau poussé par un homme au visage dissimulé par le masque à gaz des liquidateurs. Le « tic tic » du dosimètre est omniprésent, comme celui du crocodile dans Peter Pan. Silence des pages sans texte et présence du bruit de fond. Fascination des hommes pour le « cœur des ténèbres ». A Volodarka, si tu n’es pas entré dans la Zone, tu n’es pas un homme. Si tu bois de la vodka, les rayons ne t’atteindront pas. Redoutable « roulette russe technologique » de l’homme qui a besoin de se donner une impression de maîtrise, par peur d’affronter la réalité. De retour de Hiroshima, Emmanuel Lepage reviendra avec le même constat sur l’incapacité de l’homme a retenir les leçons de l’Histoire et sur la difficulté d’affronter l’invisible.
Un printemps à Tchernobyl est une lecture troublante, terrible et indispensable. Rarement j’ai été aussi bouleversée par une bande dessinée. Emmanuel Lepage transcende avec énormément de talent la force intime de son récit par la beauté de son dessin, et il y a fort à parier que son œuvre restera.
Pour aller plus loin
Le site de l’association Les Enfants de Tchernobyl.
L’article de la journaliste de Télérama qui a accompagné le voyage.
Une interview d’Emmanuel Lepage à propos du carnet Les Fleurs de Tchernobyl :