« Une biographie textile de Frida Kahlo ».
Rectangle rouge, l’angle tranche, traits noirs qui détourent un visage blanc. Tresse en couronne, collier et boucles de perles, vague froncée des sourcils. Un ruban autour d’une bombe, mots d’André Breton repris pour souligner la flamboyance des parures et la force vitale de la peintre au corps brisé. Rouge, rouge, tout autour, rouge de la couverture, et noir et blanc des pages — mots et lignes mêlés : insister sur le graphisme aérien et symbolique qui entoure le texte concis et sensible. Ce premier titre des éditions nada, paru en 2014, esquisse une biographie textile de Frida Kahlo qui met en perspective la vie et les revendications identitaires de la peintre au travers de son histoire vestimentaire. Au texte de Rachel Viné-Krupa font face et parfois s’enroulent les illustrations de Maud Guély — deux voix qui se portent et se répondent. Jeu de la parole et du dessin, loin de la bande dessinée biographique et pas tout à fait biographie illustrée, dialogue et rencontre qui se tissent entre deux expressions liées.
Tranches : naissance – révolution – jambe de bois – cachuchas – Rivera – Pelona – New York-Paris – cerf blessé – nature vivante – alas pa’volar. A chaque date, la coupure du texte cède la place à un portrait. Succession de visages déclinés, de cheveux coupés, tressés, libres, d’oreilles nues, ornées, de regards aux yeux noirs, la ligne des sourcils comme fil tendu d’année en année. La biographie de Frida Kahlo, claire, détaillée, précise, s’expose dans une grande nudité qui révèle l’itinéraire si particulier de la peintre mexicaine, depuis sa fréquentation de grandes figures internationales artistiques et politiques de la première moitié du XXe siècle jusqu’à son combat personnel contre la souffrance de son corps. Un corps déformé, transpercé, opéré, martyrisé, mutilé et exposé dans ses nombreux autoportraits, lieux de mise en scène des vêtements, de la féminité exaltée et du moi masculin, de la chair et de l’âme.
Des dessins de costumes tracés par Maud Guély, le corps, pourtant est absent. Dans l’air flottent les robes vides de ce corps omniprésent, ce corps qui s’arbore dans l’œuvre de la peintre en sage robe estudiantine, complets d’homme, huipil de Tehuantepec, costumes traditionnels mazatèques, mixtèques et zapotèques, bijoux antiques précolombiens ou corsets médicaux et appareillages orthopédiques en acier. « Palette dans laquelle elle puisait quotidiennement pour construire un personnage conforme à ses aspirations identitaires du moment », la garde-robe est indissociable du corps de Frida Kahlo, corps revendiqué indien, mexicain, marxiste, blessé, stérile. L’absence de corps, ici, s’incarne aussi dans les détails des parures et les symboles extraits des autoportraits, dans l’absence des couleurs, comme si le tableau originel, libéré des teintes vives et de la chair dévoilée, était révélé par ce grand silence qui rend palpables, présentes et visibles l’énergie et la beauté de Frida Kahlo. Absence sensitive, qui attire l’attention avec délicatesse, incite le regard à s’attarder sur l’idée véhiculée par le trait et trahit l’hommage et l’admiration pour la peintre, au-delà de la théâtralisation du textile.
Le texte s’enrichit des citations des proches de Frida Kahlo : son mari Diego Rivera, Léon Trotsky, hôte et amant, André Breton, Pablo Picasso… L’on ressent fortement dans tous les témoignages et dans les textes et dessins des auteures la fascination pour cette personnalité unique et singulière, insoumise et irradiante, qui a exprimé avec une force incroyable l’élan vital et l’engagement autant que la douleur. Comment ne pas être hypnotisé par cette vie extraordinaire, par la puissance, par l’indépendance d’esprit de l’artiste ? « S’il est évident – écrit Annegret Hesterberg – que le vêtement ne fait pas la personne, il projette en revanche l’image que celui qui le porte veut transmettre à travers lui. […] Chez Frida Kahlo, cette corrélation entre style vestimentaire et identité est telle qu’elle aurait pu déclarer : “Mon vêtement, c’est moi.” » Aborder la vie de l’artiste par le biais de sa garde-robe, considérée comme « une œuvre d’art à part entière », permet d’explorer avec une sensibilité nouvelle le caractère subversif et avant-gardiste des représentations du corps de la femme dans la peinture de Frida Kahlo pour qui le vêtement est le miroir des revendications identitaires, en parallèle desquelles il évolue à la fois dans l’intime et dans l’exhibition, dans le quotidien et l’œuvre. La seconde partie du texte de Rachel Viné-Krupa relie cette évolution des costumes de Frida Kahlo à son itinéraire personnel, artistique et politique, et instille le désir de poursuivre encore plus avant la découverte de la peintre mexicaine.