« Les personnages de cette histoire ne sont pas solides, ils s’effondrent. »
« Ne fais pas la gourde. / Tu ne vas pas pleurer. / Elle pleure. / Elle est complètement folle. / Tu es folle ma fille. » — Atmosphère. Rencontre d’une voix qui remue, une voix limpide et affûtée qui vibre, moque, exacerbe. Qui saisit, dès les premières lignes, les premières pages. Découvrir Hélène Bessette provoque l’étonnement et la stupéfaction : quel est cet objet que je tiens entre les mains ? Face à une écriture inattendue dont l’on ne saurait cerner les limites, le plaisir immédiat d’être déconcertée. Au fil de la lecture ou de la relecture, lors d’un temps que j’appellerai celui de l’imprégnation, arrive un plaisir autrement plus subtil, qui se manifeste par le sentiment d’une porosité. Moins la porosité entre la poésie et le roman – comprise d’emblée à l’ouverture du livre – qu’une porosité en nous lecteurs, qui ressentons entre nous et le texte les vibrations pulsatiles d’une membrane fine qui amplifie souffle, battements et échanges. Vingt minutes de silence exige de nous l’acceptation de notre perméabilité et l’exercice de notre dextérité à la préhension, l’ouverture de nos pores à une sensibilité subversive.
Hélène Bessette, le visage penché, le regard ailleurs, le sourire mystérieux, les mèches folles. Le noir et blanc vaporeux du portrait en couverture se dissimule sous la biographie schématique de la jaquette orange et brun traversée de flèches et conçue par Dominique Bordes. Sur la tranche, une citation de Marguerite Duras et – nom de code pour initiés – le sigle LNB7. Vingt minutes de silence est une renaissance et une histoire de passeurs. Depuis près de soixante ans et l’exclamation de Raymond Queneau à la lecture du manuscrit de Lili pleure (« Enfin du nouveau ! »), l’écriture d’Hélène Bessette est nouvelle, par ses audaces, sa liberté. Une nouvelle inaperçue, aux vies plurielles, tue et oubliée pendant quarante ans. Une nouvelle à qui il a fallu naître, renaître, et renaître encore. Lâchée par Gallimard et la NRF, redécouverte grâce à Julien Doussinault et rééditée par Laure Limongi, clamée aujourd’hui par le label Othello des éditions Le nouvel Attila de Benoît Virot qui projette de rééditer les œuvres complètes de l’autrice.
Vingt minutes de silence prétexte le roman policier pour assassiner le convenu, brouiller les limites des genres, flouer les frontières de la littérature et celles des êtres. L’intrigue s’inspire d’un fait divers : un millionnaire est abattu dans sa villa au bord de la Manche, les soupçons se tournent vers le fils de quinze ans et la femme infidèle. Figurent donc un revolver, une bougie, un fils, une mère, un père et Rose Trémière (la bonne). Rajoutons le commissaire, le journaliste, la libraire. Les empreintes, le jardin des voisins, un feu dans le vestibule, un bâton à lessive, une ligne téléphonique sectionnée et un doute sur les lumières allumées. « — Où avez-vous caché le revolver ? demande la police. […] / L’enfant-bibliothèque. / La mère-linge. / Rose Trémière-auto. / Ou tout ce qu’on peut imaginer comme réponse en mélangeant ces six mots. » La mère était : endormie, réveillée. Le père, dans son lit, en randonnée. (« SANS FIN. ») Posés comme une équation mathématique, un Poème des données, un Poème des questions et un Poème des solutions résument et décortiquent l’enquête et les faits. L’on voudrait nous faire croire aux scrupules méticuleux du rapport. La linéarité disparaît au profit des contradictions, des reprécisions, des rétractations, des témoignages sujets à caution, des thèses reformulées, du doute qui subsistera bien que :
« La victime est vivante. / Le coupable est mort. / Tout est pour le mieux, / Justice est faite. / Et pourquoi faut-il à tout prix faire justice ? »
« Tu ne vas pas pleurer :
parce que le jour baisse
parce que l’année baisse,
parce que : octobre baisse.
[…]
On n’éclate pas en sanglots parce que la foule passe et dépasse hâtive et silencieuse
dans un soir qui baisse,
dans un six heures attardé,
dans une année achevée,
dans un mois morose et mourant. »« Depuis si longtemps L’ A N G O I S S E.est apparue, s’est levée,
dans le ciel de sa vie, bouchant l’horizon,
barrant la rue,
aveuglante,
terrifiante,
sans réplique,
annihilante,
humiliante,
l’aenngéoidezesseeu. »Avant les données, l’Atmosphère, entre questions et solutions, L’angoisse. Chapitres entre, hors, à-côtés — centraux. Atmosphère et angoisse, sœurs siamoises qui suscitent l’inconfort. Malaise. Hélène Bessette joue avec les apparences, détourne les clichés, retourne l’innocence. A la face de ceux. Qui. N’ont. Pas. Tué. — « Il y a un décalage dans le décor. Et se décalage est V I S I B L E. » Elle crible à l’acide l’hypocrite famille bourgeoise. Qui se voile la face sur l’angoisse. Sur la haine en son sein. Qui se drape de convenances. Le « bourgeois moyen » et ses « vingt siècles de philosophie chrétienne ». Le père « qui n’a qu’un dos » et son argent de collabo qui dort à la banque. La mère et ses amants, son désir ancien d’avortement. L’enfant seul et sans amour. « Un enfant qui tue son père est équilibré, il sait ce qu’il fait : il tue son père. Et il a des raisons de le faire, de bonnes raisons ». Tragique antique et provocation, meurtre de l’ordre moral et du roman bourgeois. Jeux typographiques, « décalages “expressifs” », sauts de lignes et de pages, phrases courtes, changements de casse, ponctuation libre. Quelle valeur accorder à une vérité arrachée, extirpée, déformée, à la société d’après-guerre, à la littérature ? Bessette interroge l’honnête lecteur par le sujet et par la forme. Elle confronte à la mort, au corps soudain sans vie, et explore le déséquilibre d’après dans une œuvre subversive qui ne veut plus distinguer roman et poésie.
- Selon l’expression de Michel Butor dans la préface de Calligrammes d’Apollinaire, éd. Gallimard, 1966.
Vingt minutes de silence, Hélène Bessette, label Othello, éditions Le Nouvel Attila, mai 2017.