« […] il existait sur la surface de la Terre des archipels assiégés, des archipels en captivités, des archipels arides et déchiquetés […] »
« Sur ces pierres tombales qui veulent nous enterrer vivants, nous dessinerons les cartes de notre archipel écorché vif, nous dessinerons le bleu du ciel, nous dessinerons les vagues de la mer, nous percerons notre horizon, et puis nous le traverserons, le grand barrage. »
Des femmes, par milliers, prennent d’assaut un mur le jour des vingt ans de la mort non élucidée de Walid, un adolescent qui le survolait avec son cerf-volant. Les dalles de béton cèdent sous l’afflux et les coups de bélier maniés par des enfants. Le « très long serpent convulsif », la « ligne de feu », le « grand barrage de sécurité antiterroriste » qui traverse l’archipel des Îles du Levant tressaille et se fissure. La suspension du temps, dans l’attente de ce qui advenir, ouvre une béance où quatre voix déploient un récit choral qui relie passé et avenir, alors que le présent semble sur le point de basculer.
Chacun des quatre narrateurs livre ses souvenirs et sa version de la vie — et de la mort — de Walid : Daniel, le moine rentré en France qui l’a abrité dans son couvent ; Mike, l’officier de réserve du checkpoint de cette portion de frontière qui commande abrité derrière ses écrans ; Djibril, le cousin de Walid, leader des borders angels, les adolescents qui virevoltent sur les toits et les murs en bravant les drones ; et enfin Samuel, l’ancien observateur de l’ONU qui fournissait à Walid les cartes d’état-major avec lesquelles il fabriquait ses cerfs-volants.J
« Nous sommes aussi des femmes biceps et des femmes abdominaux
des femmes triceps et des femmes pectoraux
des femmes quadriceps et des femmes mâchoires
et nous trancherons l’air de la guerre à coups de hanches.
Nos ongles dagues attaqueront les barbelés,
Nos os marteaux cogneront les dalles de béton,
Nos voix méduses envoûteront les dards des canons,
Nos yeux fusils cracheront les braises de la colère,
Suivez celles qui font trembler les murs en hurlant
du pain, du pain pour ceux qui ont faim ! »
Entrecoupé à intervalles réguliers par la magnifique litanie guerrière du chœur des femmes de l’archipel (la révolution sera féministe ou ne sera pas), leur récit est bientôt piraté par les dessins et la voix gouailleuse de Walid, le génie des cerfs-volants, l’adolescent dont on ne sait pas encore s’il fut un révolté ou une victime innocente. Walid, fantasmé dans le discours des autres et qui fait mentir chacun, qui seul connaît le secret de sa mort, qui se joue de l’auteur, qui baratine et aiguillonne. Walid le révolté, qui rêve de sa cousine Nida et de ses lèvres « au goût de noisette des graines de sésame » pour qui il a inventé le « langage des cerfs-volants » et fait s’envoler au-dessus de la frontière Asswad, le cerf-volant noir en sac-poubelle, Ankabut, le cerf-volant araignée taillé dans un journal, Farashatan, le papillon léopard et Iristan qui porte la carte du Pays des iris sauvages.
« Tu es né avec ce siècle, Walid, mais tu n’auras connu que l’ère des serpents d’airain, des voûtes de verre et des vols de bourdon. Tu n’auras pas vu les murs tomber, s’ériger de nouveau, retomber ; tu n’auras pas vu revenir dans nos chaumières la peur des barbares, à l’heure où les vieilles frontières se secouent telles des chaînes de volcans mal éteints, à l’heure où s’effrite la fragile tectonique de la paix, à l’heure où nous assiègent des armées de robots et d’illuminés. »
Bordée d’un côté par le mur et menacée de l’autre par la Grande Barburie, la ville qui protège son ciel par une voûte de verre et une nuée de drones contrôlée par « la meilleure armée du monde », qui interdit aux objets volants subversifs que sont les cerfs-volants de la survoler, n’est jamais explicitement nommée autrement que par une anagramme qui renforce sa dimension symbolique. L’on devine aisément de quel lieu réel s’inspire ce territoire uni, mais morcelé, fragmenté, ces « îles mutilées » par un grand barrage qui force à s’allonger dans « tube de détection antiterroriste » pour le franchir, ce Pays du Cerf en forme de poignard dont les cartes peignent en rose les zones colonisées et en bleu celles contrôlées par « l’armée saronienne »
Dans un futur situé à seulement quelques décennies de la nôtre, Emmanuel Ruben réinvente une géographie levantine, étrange et familière, où l’on retrouve sa fascination pour les cartes (ce qu’elles disent, ce qu’elles mentent, ce qu’elles rêvent…) et pour l’Orient, ainsi que l’influence de Julien Gracq. L’archipel, concept précieux à l’auteur (voir ma chronique de Dans les ruines de la carte sur Un Dernier Livre), comme hétérotopie qui contient à la fois les îles et la mer qui les séparent, est ici un « archipel en otage » qui a basculé dans une dystopie où l’équilibre entre l’eau et la terre est rompu, ainsi que lors d’une montée des eaux où les îlots s’amenuiseraient, bien éloignée de la « fédération pélagique » rêvée.
« Une ligne continue d’un rouge vif aimantait leurs regards d’enfants ; ils la suivaient de leurs petits index agiles aux ongles sales ; je la voyais se dérouler sur leurs prunelles extraordinairement mobiles telle une ligne de feu qui leur brûlait la rétine. Khalil leur disait qu’il s’agissait du grand barrage de sécurité antiterroriste ; ils l’écoutaient, ils regardaient la carte d’un air dubitatif : ils s’étonnaient que ce barrage — ou plutôt ce mur, puisqu’il traversait de nombreuses terres émergées —, qui était pour eux une réalité verticale, grise, épaisse, un alignement de dalles de béton de neuf mètres de haut redoublées de fossés et de barbelés, pût se traduire par ce fin tracé rouge vif, horizontal, sinueux — comme un très long serpent convulsif. »
Sous les serpents du ciel est un roman ambitieux, à l’écriture impeccable, maîtrisée et fluide qui se métamorphose à chaque voix qu’elle incarne et qu’elle sublime par sa poésie. Emmanuel Ruben, dont l’intelligence et la sensibilité étaient déjà prégnantes dans ses précédents livres (Halte à Yalta, Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, La Ligne des glaces, Icecolor, Dans les ruines de la carte, Jérusalem terrestre), s’y affirme comme un écrivain et romancier talentueux, capable de vous faire interrompre votre lecture pour construire, de vos mains malhabiles et empressées, votre propre cerf-volant.
« Vous vous croyez bien à l’abri
derrière vos murailles,
Vous croyez pouvoir confiner tout un peuple
comme on parque du bétail,
Mais toutes les murailles se fissurent
lorsque la glaise humaine se met à remuer.
Il importe peu de savoir de quel pays nous vous parlons.
Nous vous parlons de tous les nœuds triturés de la planète.
Nous vous parlons de l’hiver futur, de la colère présente et de l’espoir insensé d’un printemps. »