« Partout les hôtels se dégradent, lentement. Ils sont dégueulasses. Les propriétaires crachent dedans, souillent au lisier les boiseries — parfois des chiens pissent dans les couloirs, et avec les chiens les locataires —, on dit des locataires : carcasses. C’est le terme. Carcasses, dont je fais partie, j’entends : rapaces, fauves, hommes, requins-marteaux, reptiles. »
Ruine, gangrène, crasse, déchéance. Saccage suppure. Ronge la désolation et la dévastation. Paysage ravagé, nature hostile, polluée, vénéneuse, « dégueulasse ». Pourriture de la végétation qui se dégrade en marais et marécages. Dans les « nids-de-poule, des caïmans barbotent » ; les oiseaux migrateurs s’étouffent, les pélicans sont englués. Tout meurt. Le territoire morcelé, balisé d’hôtels, refuges, caves, phares, rails et miradors, s’émiette et se dissout sous les pas de ceux qui le parcourent. Altérations. Superpositions de cauchemars, de souvenirs, de bribes du réel. En ville, grésillement des enseignes au néon, limousines, meurtre. La dame de la cantine, une salière enfoncée dans la gorge. Puis : transport de munitions en jaguar mangeurs d’hommes. Forêt, plage, campagne. L’homme mâche une lame de fer. Plus tard, les montagnes. Avant, un grand-père a torturé dans le désert ; une grand-mère a déconseillé de parler aux amis imaginaires. Une chambre sous les combles couverte d’affiches de film. (Dans presque chaque décor, des photographies vieillies se cachent.) Passage par glissement d’un décor urbain à un décor vide. Contagion par le gel, « peinture blanche » qui recouvre tout. Décor de carton-pâte, perte de la réalité. Jusqu’au plan noir. On tourne en rond en fuyant vers l’avant, alors que le futur disparaît.
Les restes désarticulés de la société sont divisés et hiérarchisés. Dehors : milices et civils, chasseurs et jeunes filles. A l’intérieur : riches industriels et propriétaires, hôtesses et locataires. Déclinaisons et dégradations : hôtesse, veuve, paria, gangster. Carcasse, déserteur. Dans les interstices, insaisissables, s’égrainent des enfants-singes en bandes cruelles — « Seuls les enfants-singes dansent et jouent de la musique ». Rapidement, la terreur succède à l’horreur. Déchirement, puis extinction : progression de l’apocalypse. Les voyageurs ne forment plus qu’un seul corps et les soldats de l’armée des continents perdus « laissent cet amas pourrir, couler sous les portes, et, quand il devient friable, ils le bennent dans des containers. » Les jambes qui dépassent sont sciées. Convois, recyclage et nuages de cendres. Nouvelles partitions : dirigeants et ouvriers, soldats et voyageurs. Sur les rails, est-ce que les trains qui défilent se succèdent ou est-ce toujours le même qui passe, repasse, toujours le même ? Les enfants singent les adultes et apprennent d’eux la torture et la barbarie, l’ennui sans révolte, la guerre sans raison. L’absurde, en vain.
Dans Saccage, l‘élocution connaît des silences. Le rythme est haché. Les paroles triées, puis précisées. Les phrases courtes souvent structurées par deux points qui nomment ou explicitent, vers le pire. « On dit : » — « J’entends : » — « Je veux bien sûr parler de : » — « Je veux dire : définitivement ». Questions sans points d’interrogation. Parfois une phrase seule. Quelques mots, un tiret. Puis, plus rien. Le vide, la chute qui prolonge la parole, le temps qui accélère ou se resserre : « (crasse progression) ». Interventions d’appels téléphoniques, de bulletins radio, avec interférences. Insertions italiques de mots scandés, répétés, réduits à l’essentiel, déshumanisés, mécaniques — « mange chair dans feu mange chair dans mutation mange chair avec féroce croc féroce chair mange feu mange féroce ». Fragments. Lignes incomplètes grisées, ondes émises par les pages suivantes et qui ne parviennent pas encore complètement, qui entrecoupent. Successions de cadrages, dans lesquels l’on entraperçoit ceux qui plus loin seront voix : carcasse, veuve, voyageur, prisonnière, déserteur, enfant-singe, guetteur.
« Carcasse est l’étape suivante. Carcasse est un ensemble flou d’où il faut sortir vivant ; c’est se transformer autre ; arriver tel et partir étranger ; arriver lion partir zèbre ; arriver rat partir hyène — arriver mort partir de même. »
« Carcasses » ni humaines, ni fauves, ni oiseaux : entre. Réceptacles du saccage. Leurs métamorphoses transgressent les limites de l’humanité. Dans les hôtels, elles écrivent des lettres que les hôtesses brûlent. Le papier « hurle des prophéties de sorcier » enregistrées par les propriétaires et revendues à de riches industriels qui les traduisent et peuvent alors « atteindre le sublime ». Cagoulées, elles ne sont plus que le trou lisse de leur bouche qui dit toutes les voix qui se bousculent. Saccage est un roman de l’apocalypse, de la dégradation, de la souillure, de l’extinction face à laquelle parole résiste. Métaphore paroxystique de l’écrivain qui, atteint de la « maladie du langage », veut et sent qu’il doit dire, mais ne sait comment ni dans quel ordre — « dans carcasse tout s’embourbe et tout s’imprime. » Impossibilité du silence, impuissance de la parole. Menace de l’indicible. Être possédé par des légions de voix empêche d’écrire, ne pas écrire est échec et déchéance, écrire permet le sublime, écrire est « la tâche qui nous souillera toute notre existence. La tâche de carcasse. » Ecrire est au centre. Ecrire, dire, enregistrer, laisser trace.
« La pièce où j’écris s’écroule sur elle-même. J’aimerais crever dans la sciure. De la brique sortent les insectes. En écrivant on expie la cohue à l’intérieur de nous. Sans l’écriture ça passe par nos bouches, force la bouche après la gorge, et se déverse dans la sauvagerie. C’est l’écriture qui nous sauve d’être toutes là à convulser sur le sol, à expulser ce trop-plein comme on peut sur les murs, avec notre sang, notre salive, possédées par les flots de paroles d’inconnus cachés dans les recoins oubliés du pays. »