« Personnalité — quel ennui — pour lesquels ces obstacles sont de fait une libération, déterminant la formation du caractère au sein même du théâtre de ses destructions, bien plus vastes — mince tourbillon créateur et contraire en ces temps si férocement corrosifs. L’esprit de notre lieutenant est libéré par la réorganisation implicitement causée par le désordre ambiant. Jusqu’ici, elle a profité de la guerre. Ce qui nous abat la fait prospérer ; dans le château, nous nous croisons, en miroir, et nous dépassons peut-être.
J’aimerais assez entendre la suite de son histoire, mais, l’occasion s’en présentant, je laisse tomber notre précieuse cargaison. Au premier pont sur le torrent, je glisse, me cramponne à la rambarde humide et visqueuse et lâche mon volumineux fardeau, le sac et le fusil, si bien que tous les trophées du lieutenant s’envolent à tire-d’aile vers les rapides en contrebas. Le fusil se contente de disparaître sans faire de manières ; si sa chute est sonore, le fracas se noie dans l’écume incessante de ce torrent abrupt. Le sac tombe plus lentement, heurte un remous et laisse échapper ses petits corps. Les oiseaux s’éparpillent ; l’eau écumeuse se remplit de plumes, de plomb, de chair et les volatiles trempés — plus menus que jamais — flottent et dansent et s’enfuient au fil de l’eau légère. »
Un chant de pierre, Iain Banks, Frederic Coche

Sur la route, une interminable horde de réfugiés, l’odeur de diesel d’un camion, un véhicule enflammé, des morts, des hommes armés. Accompagné d’une femme, le narrateur rejoint la lente procession à bord d’une voiture à cheval. Le couple a quitté au matin son château, devenu forteresse inutile. Flou du territoire et de l’époque. Une guerre, sur la fin peut-être. Aux premiers abords, un passé lointain et une contrée balkanique contredits par la modernité des armes et quelques indices du discours. Plutôt, alors, un présent proche et les paysages d’une Ecosse fictive. Induisant déjà le malaise de l’incertitude, un premier décalage s’immisce entre les mitrailleuses et 4×4 climatisés et la charrette des aristocrates. Si les premières pages annoncent une fuite ou un exode, la réalité bifurque rapidement lorsqu’une féroce lieutenante à la tête de soldats irréguliers force le couple à faire demi-tour et réquisitionne le château. L’impossibilité de la fuite et le macabre du conte s’incarneront dès lors dans l’image menaçante de trois pillards pendus par le lieutenant au sommet d’une tour. Au-dessus d’eux, en guise d’étendard, pitoyable, détrempée, la peau d’un tigre des neiges.

Fins traits noirs, jeu de transparences rayées, silhouettes d’oiseaux dans les ronciers, terre labourée par des canons abandonnés, farandole armée sur un pont-levis : la gravure de couverture de Frédéric Coché présageait du piège finement ciselé à l’intérieur duquel Iain Banks nous attire avec dextérité. Un piège orné de parures élégantes, mais non moins absurdes et vides de sens que le grotesque de la soldatesque, des armes et de la boue avec lequel elles tranchent. La vanité du langage, aussi beau et précieux soit-il, confrontée à la farce crasse de la guerre. Annihilation et séduction s’enroulent l’une autour de l’autre, destruction de soi et de l’autre, déréliction et libertinage, corruption parallèle de la morale et des corps, des routes et des bâtiments de pierres, attrait du vide. Ici, le langage est pour le narrateur arme de classe, estoc et parure, tactique de parade déroulée en longues phrases imagées et poétiques qui ancre les paysages et les actes dans la boue, l’or et la chair. Paysage d’os, de graisse et de circonvolutions veineuses, de mots précieux qui dissimulent la vérité au lecteur, qui mentent par omission, jusqu’à ce que peu à peu la dégradation du présent lève le voile sur un passé de moins en moins tu et que la réalité évanescente devienne tangible jusque dans les chairs.
Perturbant huis clos dans un château réquisitionné par des soldats, Un chant de pierre, malgré la proximité des thèmes et le sentiment d’étrangeté qui le lie à Le Roi et la Reine de Ramón Sender s’en éloigne pourtant. Ici, la sensation d’enfermement et d’isolement se déploie autant à l’intérieur d’un territoire décliné en campagnes, landes et forêts qu’entre les murs, et chacun y est limité par les frontières de son rôle ou de sa classe, par son imperméabilité aux autres et son égocentrisme. Une tension dramatique malsaine s’installe dans le tutoiement perturbant que le narrateur adresse à sa silencieuse compagne — miroir, reflet, pâle ombre de lui-même —, accrue par l’ambiguïté de la relation du couple avec le lieutenant ambivalent. La cruauté d’Un chant de pierre se réverbère en échos multiples et mêlés — réminiscences gothiques, sadiennes et gracquiennes. Noires, assurément.
Vous pouvez découvrir le premier chapitre d’Un chant de pierre sur le site d’Addict-Culture.
Iain (M.) Banks, auteur de science-fiction écossais est mort en 2013. Les éditions de L’Œil d’Or ont publié la même année son très étonnant Efroyabl Ang1 également illustré par Frédéric Coché.
Un chant de pierre, Iain Banks

Un chant de pierre, Iain Banks, traduit (anglais) par Anne-Sylvie Homassel. Editions L’Œil d’Or, 2016.