L’homme banian s’enrichit de l’exil, nourrit son esthétique « d’une poétique générale de la vie, où l’acte d’amour a une importance considérable ». Les lianes tombent et plongent, deviennent racines qui creusent et fouillent, qui percent la surface et s’élèvent, lianes de nouveau, troncs multiples, arbre qui marche, dans un mouvement sans fin d’attachement au sol et d’élévation. Dans les lignes de sa biographie, les sillons laissés par les pays de l’exil croisent sans cesse ceux des rencontres. Haïti, France, Tchécoslovaquie, Chili, Argentine, Brésil, Cuba, Aragon, Eluard, Cendrars, Césaire, Fanon, Amado, Neruda, Che Guevara, Castro — René Depestre est un écrivain étonnant. Expulsé des deux côtés du rideau de fer. Trop communiste et anticolonialiste pour la France des années 50. Pas assez staliniste pour les Tchèques. Chassé de Cuba par Batista. Surveillé par Doc Duvalier. Réconcilié avec le socialisme par Che Guevara. Critique des dérives castristes. A vingt ans, ses poèmes déstabilisaient la dictature haïtienne du président Lescot. Aujourd’hui, il fête en France ses quatre-vingt-dix ans dans le village de l’Aude où il vit depuis trente ans, et publie chez Zulma son premier roman depuis Hadriana dans tous mes rêves, Prix Renaudot 1988,
« — Il y a, renchérit notre mère, le cyclone, le paludisme, la sécheresse, la mortalité des enfants, des épreuves atroces qui traquent tous les foyers ; à cela il faut ajouter la prostitution, l’érosion, le pian, le kwashiorkor, les inondations, tout ça, et une pile d’autres grands malheurs à venir, ferait partie du même pouvoir noir à la Baron-Samedi qui fait d’Haïti un hapax existentiel !
— Tu voudrais dire, fis-je, que nous vivons nos iniquités sociales et les fléaux naturels comme des phénomènes également magiques ; le tonton-macoutisme d’Etat, la papadocratie vitam aeternam, la satrapie, créole ou bossale, le carnaval politique auraient la même origine surnaturelle que les pluies et les vents qui dévastent les plantations de bananes ?
— Oui, dit Dianira Fontoriol, la négritude totalitaire à la Papa Doc est la chiennerie cosmique des sorciers de la barbarie. »
Popa Singer, largement autobiographique, conte le retour à Haïti du narrateur en 1958, quelques mois après la prise de pouvoir de Duvalier. Prélude : les mots incantent, et la mère accueille le fils qui était loin. Face à l’horreur prévue d’une dictature prônant la purification ethnique de la première république noire, resplendit la figure de Dianira Fontoriol, baptisée Popa Singer depuis qu’elle est chevauchée par un loa blanc, esprit du poète autrichien von Hofmannsthal qui habite sa machine à coudre. Prégnance de l’imaginaire vaudou au milieu des fleurs de mangues et des poissons au piment oiseau. Hommage à la « maman-bobine de fil » qui transmet le qui-vive, à la « mère nourricière, ravie d’alimenter en brins de toute beauté la machine Singer à coudre les beaux draps d’un réel-merveilleux germano-haïtien ». Nous connaissions Legba, passeur des mondes visibles aux mondes invisibles, dieu des écrivains de Dany Laferrière, du Cri des oiseaux fous au pommeau de l’épée. Le « loa à identité rhizomatique » de la Popa Singer mêle l’homme blanc au merveilleux haïtien, et appelle à l’incandescence et au pan-humanisme.
« — […] Ton ancien compagnon de jeu a la virtuosité d’un Paganini du terrorisme d’Etat lorsqu’il exécute sur son stradivarius les formidables partitions baschmakoffiennes qui servent à extraire dans la violence sacrale vaudou la racine cubique de l’identité des Nègres d’Amérique restés fidèles aux mânes légendaires des Afriques-mères !
— A ton avis la fin justifie toujours les moyens ?
— Je ne devrais pas étonner un grand garçon de la poésie : le pouvoir absolu sanctifie absolument les moyens. Qui veut la fin doit vouloir sans état d’âme les méthodes hémato-balnéaires à la Papa Doc. Telle est la “moelle substantifique” de l’intégrisme duvaliériste, la seule doctrine applicable aux malheurs de ce mini Etat-nation. Suis-je en train d’éclairer a giorno la lanterne du poète ? »
Saveur des mots, lumières de la mère, parfum d’île, amour de la femme-jardin — Gouvernement de Baron-Samedi et zombification des masses superstitieuses-silencieuses. Premier mouvement, chapitre deux, L’homo Papadocus. A peine rentré au bercail, le poète est convoqué en grande pompe par Papa Doc, ancien compagnon de jeu devenu « grand Electrificateur-Chef-spirituel », Père Ubu sanguinaire qui lui propose un poste d’importance. L’entrevue est un morceau d’anthologie, la plume est truculente, et l’exposé du programme politique terrifiant. Refus. Résidence surveillée, résistance. Ici Radio-Liberté. Point d’orgue, la saisie des livres par les Tontons Macoutes illétrés. « — Le Petit Chaperon rouge ? mon capitaine. — Un agitateur qui affiche des idées bolcheviques à son chapeau de paille. Au panier à salade ! — Le Petit Prince ? mon capitaine. — Un mauvais sujet qui, dès les berceaux, commence à conspirer, dit le chef milicien, à la place du capitaine. […] — Pablo Picasso ? mon capitaine. — Nom de Dieu de putain de pic à casser les os. Embarquez-moi ça, les yeux fermés ! Deux heures durant, on écouta la litanie burlesque des “fils de putes d’ouvrages de guerre sainte”, qu’il fallait “mettre hors d’état de nuire.” » La censure et la répression semblent absurdes, toujours.
« tu auras eu un mal du diable à trouver une carcasse en bambou, du papier et du vent pour lancer dans l’azur des humanités le parler de l’enfant au bout de ses larmes qui s’émerveille de réapprendre la tendresse et la grande santé du rire aux éclats. Longtemps à l’avance, il faut préparer le cerf-volant du vieil âge d’homme : n’ayant pas de retour en arrière possible, il devra monter sans se perdre dans les nues. Dans ce saut sans filet, tu n’auras pas le droit de manquer ton coup, à force d’embrasement de l’être, jusqu’au point-zénith où l’été indien de ta création changera le vieux chaos haïtien du soir en cinéma du petit matin, dans l’ensoleillement à la française des songes et des histoires tragiquement vraies de toute la vie »
Au sein du foyer, la mère-cheval sauve l’harmonie, malgré les dissensions des fils et filles partisans de causes qui s’opposent. La famille va éclater. Exils multiples, dispersions américaines. « Un combat singulier de poète ne peut rien pour rouvrir les yeux des morts vivants ». Captant les émissions radiophoniques de Castro, l’écrivain traverse la baie qui sépare son « tiers d’île » de Cuba. Nouvel éloignement, qui durera vingt ans, et le confrontera à de nouvelles dérives dictatoriales. René Depestre choisit de ne pas vivre dans la nostalgie de sa terre et prend garde de ne pas transformer l’écriture de l’exil en un chant de la douleur. L’érotisme solaire de ses poèmes de jeunesse éclaire Popa Singer, dont on retient l’inventivité et l’expressivité de la langue, une folie incantatoire, une danse frénétique des mots qui dans son tourbillon bouscule la dictature passée et remercie la très grande humanité de la mère.