« I realized that there were no limitations to what one could do in fiction. » — Angela Carter.

« Tout ce qu’il est possible d’imaginer peut exister. » — Dr Hoffman.

Les machines à désir infernales du Dr. Hoffman, Angela Carter

Le livre est refermé. Après l’aventure, le désenchantement d’un vieillard dans un réel où les ombres ne se détachent pas de leurs objets. « Les fissures dans le monde solide de l’ici et du maintenant » sont colmatées. En sommes-nous sûrs ? Le livre clos, posé sur le bureau. Restent les images. Leur foisonnement, leurs détails. L’étrange. Surimpression, souvenir, réminiscences de tableau lus, présents et insaisissables, vécus dans l’intime du crâne, dans l’au-delà du conscient. Angela Carter ouvre la brèche. Imagine. Assemble. Evoque. L’image sort de la page, s’ancre en nous, lecteurs. Impossible de distinguer le réel, le souvenir, le rêve, et la fiction. Tout se mêle. L’écrit engendre, l’imaginaire se nourrit des images, les absorbe, les fait siennes. Les frontières se brouillent. L’imagination toute puissante engendre le réel, le modifie, le modèle. Ce qui est conçu existe. La pensée crée et la langue dit. L’image est réalité. Il n’y a pas de limites.

« Il me tendit un bouquet de féroces images de désir. Elles semblèrent presque jaillir de sa main, mues par leur énergie synthétique. »

Revenons en arrière. Les fantasmagories lysergiques du Dr Hoffman envahissent la ville qui devient le théâtre des mirages nés de ses machines à désir. Le temps et la raison s’abolissent, et la vraisemblance des apparitions perturbe l’ordre établi. La Police de la Détermination est créée pour interroger le degré de réalité des choses, et tous les miroirs, relais des puissants émetteurs du docteur, sont brisés. Entre le Ministre « avorteur » de l’irréel et le docteur « faussaire » chantre de l’imprévisible, éclate une guerre sans merci. Contre la libération des désirs, de l’inconscient, et donc de l’homme que veut réaliser Hoffman, le Ministre lutte pour rétablir la symétrie. A ses côtés, le jeune indien Desiderio est immunisé par son cynisme contre les illusions diurnes, mais son sommeil est hanté par l’image changeante de la fille du Dr Hoffmann, l’immensément désirable Albertina. Envoyé à la recherche du propriétaire d’un étrange peep-show qui doit le mener sur la piste du docteur qu’il est chargé d’assassiner, Desiderio est projeté dans un voyage rocambolesque à travers le pays et le Temps Nébuleux du savant fou.

« Ils transcendaient leurs propres corps quatre fois par jour pour en faire des anagrammes plastiques. »

A une vitesse incroyable, les tableaux défilent – « long dérangement des sens ». Galerie grotesque, lecteur voyeur et livre mutoscope. Echantillons d’illusions. Incroyable déchaînement d’images, fauves libérés qui griffent, mordent, prennent d’assaut l’esprit. Peuple de la rivière, Indiens oiseaux, poissons-poupées, feu « gribouillé », langue nouvelle, mots pépiés, rites ancestraux. Foire itinérante, freaks, magie des corps étranges déformés, démembrés, réfléchis. Un conte lituanien surgit hors de la nuit : la course folle effrénée du « free-lance ontologique ». Négation. Trou noir double trouble. Et puis. La maison close, théâtre, temple humide, les pirates adorateurs de l’Epée, les cannibales, les amazones, les « arbres à douleur » et les cactus aux seins laiteux, les centaures tatoués fils de l’Etalon Sacré. Bestiaire médiéval, science-fiction, réalisme magique, philosophie, psychanalyse, intertextualité. Les frontières se brouillent et disparaissent. Qu’importe. Dépaysement du voyage. L’on s’attarde sur le détail des langages, des écritures, des rites, des mythes de sociétés constituées. L’écrivain devient ethnographe des contrées psychiques.

« Elles nous surplomblaient telles les déesses de quelque théogonie oubliée, enfermées parce qu’elles étaient trop sacrées pour qu’on les touche. Chacune était aussi limitée qu’une figure de style en rhétorique et je n’imaginais pas qu’elles puissent avoir un nom : elles avaient été réduites par la rigoureuse discipline de leur vocation à l’essence même de l’idée de femme. Cette féminité conceptuelle prenait des formes étonnament variées, mais sa nature n’était pas celle de la Femme ; en les examinant de plus près, je m’aperçus qu’aucune d’entre elles n’était plus ou n’aurait pu avoir été une femme. Toutes sans exception avaient dépassé ou n’étaient jamais entrées dans le royaume de la simple humanité. C’étaient des mutations pervertis, sinistres, abominables, quelque part entre la mécanique, le légume et la bête sauvage. »

Patriarcat. Pornographie. Femmes réifiées, papier mâché en cages dorées. Masculin exagéré, exacerbé, outrancier, caricaturé. Les sociétés traversées sont dominées par le mâle qui ne pense la femme que dans la souffrance ou la possession. Angela satire. Pas de pitié pour les tabous, piétinés. Angela Carter est une subversive féministe à l’érotisme transgressif. De toutes les façons possibles, elle abolit les limites. Pointe l’origine du mythe. Albertina se métamorphose, et Desiderio croque la pomme. Homme esclave du chromosome de la raison et femme passion. Générale de l’ennemi, unique désir, unique fantasme, femme transparente aux cheveux noirs, coquelicot qui ondoie. Insaisissable, belle, « cygne noir et bouquet d’os enflammé », « série de formes merveilleuses s’épanouissant au hasard dans le kaléidoscope du désir ». On le sait dès les premières pages, Desiderio l’a tuée. « C’est à moi qu’il incombait de choisir entre un calme stérile mais harmonieux et une tempête fertile mais cacophonique ». Les machines à désir infernales du Dr. Hoffman sont brisées, le réel a gagné. Tout s’est arrêté. En sommes-nous sûrs ? Le livre clos, posé sur le bureau. Restent les images. À l’intérieur du crâne, la tempête ne s’est pas apaisée. La psyché est fécondée.

Pour en apprendre un peu plus sur Angela Carter et la naissance du livre, je vous invite à lire l’excellent article sur le livre publié sur L’antre de L’Ogre.

« Un projecteur hésitant se concentrait sur la minuscule piste de sciure. La flûte jouait une phrase plaintive. Le tintinnabulement lointain de leurs costumes métalliques annonçait leur arrivée. Ils entraient un à un. D’abord, ils formaient une simple pyramide – trois, trois, deux et un : puis ils inversaient la pyramide – un sur les mains, ses pieds en soutenant deux, et ainsi de suite. Les figures s’épanouissaient, se développant l’une à partir de l’autre dans une chorégraphie telle qu’il était impossible de comprendre comment elles se dégageaient ou se complexifiaient. Il n’émanait pas d’eux d’odeur la moindre odeur de transpiration ; aucun grognement d’effort ne leur échappait. Pendant peut-être une demi-heure, ils passaient en revue le répertoire de base de tous les acrobates du monde, mais avec une grâce et un talent à peine croyables. Et puis Mohammed, le chef, enlevait sa tête de son cou et ils commençaient à jongler avec, et, une à une, toutes les têtes entraient bientôt dans le jeu, si bien qu’une fontaine de têtes montait et retombait dans l’arène. Mais ce n’était que le début. (…) Quelle harmonie dans cette concaténation d’hommes, parsemée de lunes incomplètes et de pupilles brunes ! »

 

Les machines à désir infernales du Dr. Hoffman, Angela Carter

Les machines à désir infernales du Dr. Hoffman, Angela Carter. Editions de L’Ogre, 2015. Traduit de l’anglais par Maxime Berrée.