Terribles attentats parisiens ; instauration d’un état d’urgence qui interdit les manifestations et assigne à résidence des militants écologistes ; annonce du risque de non-respect de la Convention européenne des droits de l’homme par la France ; vague brune qui déferle… Je ne m’étendrai pas plus ici sur le contexte dans lequel cet article est rédigé, non plus que sur la désinformation pratiquée par les chaînes d’information en continu et autres médias détenus par des groupes financiers, je vous inviterai simplement à consulter le Portail des médias libres et indépendants lancé lundi par Bastamag dans le but de proposer chaque jour « une sélection d’articles, issus d’une soixantaine de sources – sites d’information, revues, magazines, blogs – sur l’économie, les questions sociales, l’écologie, la politique et les alternatives. »
Revenons sur le livre qu’il s’agit ici de chroniquer. Un nouvel art de militer (happenings, luttes festives et actions directes), texte de Sébastien Porte accompagné des belles photographies de Cyril Cavalié, publié en 2009 par les éditions Alternatives, esquisse le portrait de jeunes collectifs militants tels que les Désobéissants, la Brigade activiste des clowns, Jeudi Noir, les Enfants de Don Quichotte, la Guerilla Gardening, les Robins des toits, les Déboulonneurs ou les Anonymous et autres lanceurs d’alerte… Tous appartiennent à cette génération née au monde avec la chute du mur de Berlin, devant laquelle on brandit comme une fatalité le tableau d’un avenir social, économique, et climatique particulièrement sombre. Plus ancrées dans la tradition anglo-saxonne qu’hexagonale, les actions directes de ces collectifs, telles que présentées ici, ont eu avec Act-up et Greenpeace quelques prédécesseurs en France, mais ne sont véritablement devenues fréquentes qu’au début des années 2000 avec les coups d’éclat des Faucheurs volontaires d’OGM.
Mettant l’accent sur la « matière nouvelle de l’engagement militant », c’est-à-dire la forme que prennent ces actions, Un nouvel art de militer fait l’état des lieux de ce nouvel activisme des années 2000-2010 et, à travers un retour sur le collectif des Désobéissants, présente en théorie et en pratique la désobéissance civile et l’action directe non violente. Cinq chapitres correspondent à autant de domaines d’action et d’engagement : l’écologie militante, le cyberactivisme, le combat pour le droit au logement, la lutte contre l’intrusion de la publicité dans les sphères publiques et privées, et l’utilisation de la « dérision massive » qui dénonce l’absurde par l’absurde. Le lecteur curieux trouvera également six zooms décrivant des collectifs particuliers, et même quelques fiches pratiques à l’usage du militant débutant : « La communication non violente », « Techniques de blocage et de résistance ou comment durer face aux forces de l’ordre sans prêter le flanc à des accusations de violence », « Au poste » (petit guide en cas de contrôle d’identité ou garde à vue), « Hacking workshop », ou encore « Système D : la résistance au système » (avec idées pour pochoirs), etc.
Les collectifs dont il est question se situent entre les deux pôles militants plus classiques que sont d’une part les partis politiques, syndicats et associations et d’autre part une mouvance autonome proche du courant anarchiste qui se manifeste notamment dans des projets de vies alternatifs. Les trois sphères sont perméables et de nombreux militants naviguent de l’une à l’autre, multipliant les façons de s’exprimer et d’agir. Si de nouvelles formes de contestation naissent, c’est malheureusement que « les raisons d’agir sont de plus en plus nombreuses », relève Sébastien Porte, qui qualifie de « combat polymorphe » et de « lutte fractale » la très grande diversité des collectifs. Ceux-ci répondent à des raisons d’agir précises par des actions ciblées qui ne cherchent pas à englober mais à pointer à chaque fois un nouveau défaut de notre société. Lorsque certains se déguisent et parcourent les rues de nuit pour éteindre les néons publicitaires voraces en électricité qui polluent l’obscurité nocturne, d’autres déroulent un tapis vert sur le périphérique parisien pour dénoncer la pollution automobile. « Audace, vitalité, mouvement, liberté et humour » composent le fil conducteur des actions et les différents collectifs sont reliés par l’introduction de l’imaginaire dans le domaine de la lutte, une irruption allant de pair avec l’utilisation du pouvoir de l’image.
« Pour ludique et spontanés qu’ils paraissent, les exploits des nouveaux collectifs n’en sont pas moins le résultat de stratégies minutieusement élaborées, planifiées à l’avance avec une distribution rigoureuse des rôles et une organisation réfléchie des étapes. » Le socle de ces « exploits » est la pratique systématique de l’action directe non violente. L’on pourrait dire pour résumer que l’action directe vise l’efficacité et utilise « la mise en relief d’un élément palpable comme proposition minimale » et qu’au-delà de son message pacifiste, le but de la non-violence est aussi de diminuer la violence de l’adversaire. D’autant plus que bien souvent, la pratique de la désobéissance civile amène à agir en dehors de la légalité, et qu’il importe de montrer de façon flagrante la disproportion entre la non-violence de l’action et les dispositifs mis en place pour sa répression… Autre point commun des nouvelles formes de contestation, une organisation en réseau inspirée de la théorie du rhizome de Deleuze : renforcée par l’utilisation d’internet, l’horizontalité omnidirectionnelle remplace l’habituelle hiérarchie pyramidale. Potentiellement éphémère, le collectif peut être dissous, recréé, modifié selon l’action à mener qui est sa raison d’être, ce qui explique que certains des collectifs présentés par Sébastien Porte et Cyril Cavalié en 2009 n’existent plus aujourd’hui alors que d’autres sont apparus.
« Le XXe siècle a connu le militantisme des sociétés industrielles, celui du XXIe siècle est un militantisme de la société d’information. » Dans une civilisation à l’intérieur de laquelle l’image tend à devenir toute-puissante, le choix d’actions basées sur l’événement et le « coup » médiatique semble pertinent pour attirer l’attention et faire passer le message. Tout l’enjeu réside alors dans la maîtrise et l’exploitation de cette image : élaboration d’un message simple et percutant, production de contenu par le collectif lui-même pour maîtriser la propagation de l’information, désignation d’un militant responsable des relations presse, médias voire forces de l’ordre prévenus en amont… De ce jeu sur l’image et sa diffusion dépend la réussite de l’action, réussite qui réside en grande partie dans « la question de l’acceptabilité sociale de l’acte de contestation », seule façon de toucher l’opinion publique. Le jeu n’est pas évident, et il faut savoir jongler entre les « instantanés de choc faciles à appréhender » et une « vision globale et complexe de la planète qui s’inscrit dans le long terme, et qui seule doit guider l’action ». Bien qu’enthousiaste, Un nouvel art de militer met en garde contre le danger d’enfermement du discours dans des formats courts, risque inhérent aux actions directes. Il ne faut pas oublier de se méfier des messages lapidaires, de la saturation et de la surenchère, et savoir continuer en parallèle d’actions ciblées le travail et la réflexion de fond.
Les raisons d’agir, on le sait, ne manquent pas, et je trouve toujours très juste aujourd’hui la réflexion de Sébastien Porte sur « un monde qui, voilé derrière son alibi démocratique, est de plus en plus oppressif et sécuritaire. Un monde en voie de paupérisation et de désocialisation, où les intérêts immédiats de quelques-uns, postés aux sources du pouvoir et de l’argent, priment sur la vie des autres. Tous dénoncent ce fascisme doux, cette barbarie latente, ce cauchemar climatisé vers lesquels les sociétés occidentales, lentement, ont commencé à glisser. » Mais pourquoi militer différemment ? Par besoin de réenchantement, parce que comme évoqué plus haut la société évolue vers l’horizontalité et le réseau, parce que les anciennes formes de contestations (syndicalisme, grèves, manifestations en défilé…) ne fonctionnent plus : les réponses apportées par Un nouvel art de militer sont multiples. Le décalage entre la population et la sphère politique engluée dans des programmes et pratiques voués à l’échec a créé un « espace laissé vacant entre la réalité de la société et la fiction de sa représentation politique », espace que les collectifs viennent combler, non pour prendre le pouvoir mais pour créer un contre-pouvoir et provoquer un éveil des consciences. A l’inverse des discours addictifs et lénifiants relayés par la télévision, les nouveaux militants agiraient comme une sorte de signal d’alarme nécessaire criant que nous vivons dans un monde de plus en plus matérialiste, consumériste, pollué, surveillé.
Depuis la parution d’Un nouvel art de militer, et le début des années 2010, encore d’autres formes de militantisme ont émergé et l’on a vu fleurir de grands rassemblements populaires, d’Occupy Wall Street aux Indignés de la Puerta del Sol. En France, un certain nombre de militants se sont radicalisés, et l’élan initié par les opposants au désastre écologique annoncé du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes a donné naissance à plusieurs Zones A Défendre. De plus en plus de militants dénoncent les violences policières et une répression elle aussi radicalisée. L’ambiance générale semble de moins en moins festive. Ce qui n’empêche pas de nouveaux collectifs de se constituer et de mener des actions pleines d’humour, à l’instar de Culotte Gate qui, en novembre dernier, a procédé à un envoi massif de culottes tachées de (faux) sang à l’Assemblée nationale, en réaction à son refus de baisser à 5,5 % la TVA sur les protections hygiéniques (actuellement taxées à 20 %) et de les reconnaître comme produits de première nécessité. Culotte Gate, soutenu par l’association FièrEs, est né spontanément d’une discussion sur le forum de Madmoizelle.com, et a joliment réussi son coup en outrepassant avec originalité, le tabou encore bien présent sur les règles et, avec la manifestation en rouge et blanc organisée par le collectif Georgette Sand à l’origine du débat, a profité d’une belle médiatisation.
Espérons donc que les voix continueront à se faire entendre, malgré les interdictions, les assignations, les perquisitions, malgré tous les cons, que surtout l’humour perdure, et que vive la liberté d’expression, de réunion et de manifestation !
Vous pouvez retrouver les photos qui illustrent cet article à l’intérieur d’Un nouvel art de militer et sur le site de Cyril Cavalié, que je remercie de m’avoir laissé les utiliser. Vous pouvez en apprendre plus sur le blog du livre ici : http://citoyensdanslaction.blogspot.fr/2009/03/le-livre-et-son-contenu.html.
Concernant l’état d’urgence en France, n’hésitez pas à consulter les liens suivants :
– Etat d’urgence en France : menace sur nos libertés (Amnesty International)
– Recensement des joies (ou pas) de l’état d’urgence en France (La Quadrature du Net)
Un nouvel art de militer (happenings, luttes festives et actions directes), Sébastien Porte & Cyril Cavalié, éditions Alternatives, 2009.