« To fathom Hell or soar angelic,
Just take a pinch of psychedelic » (Humphry Osmond)
« Psychédélique : du grec ancien ψυχή = psychẽ « âme », et δηλοῦν = dẽloun « rendre visible, montrer » » (Wikipedia)
Rock Psychédélique.
Sorti début mai aux éditions Le Mot et Le Reste, le nouveau livre de David Rassent nous invite à un beau voyage dans le temps et dans l’espace en destination d’un univers sensoriel et multidimensionnel qui se situe dans le vaste et instable « interstice entre écriture et impro » : le Rock Psychédélique. Incroyable mine d’informations introduite par une présentation d’une cinquantaine de pages qui retrace l’histoire de la musique psyché du milieu des années 60 à aujourd’hui, le livre rassemble 150 albums clés dont la chronique est complétée par une liste d’albums essentiels du groupe et une proposition d’autres LP dans le même esprit. Nous retrouvons donc ici une formule agréable, familière aux parutions de l’éditeur, notamment le Prog 100 joliment chroniqué par Eric.
David Rassent entraîne le lecteur à sa suite dans une exploration compulsive du genre, sondant l’âme du psyché des classiques aux introuvables, dissimulant de véritables trésors entre les lignes. Son livre est une source de révélations jouissives, surprenantes, déboussolantes voire déconcertantes, et révèle la culture musicale d’un véritable digger, qui fouille et explore les labels jusqu’aux plus obscurs. Nous voilà immergés dans un psychédélisme international qui pulvérise l’émulation du classique antagonisme entre US et UK pour mieux nous projeter jusqu’en France, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Grèce, en Israël, en Turquie, au Japon, en Corée, en Indonésie, au Brésil, en Zambie… et même dans l’espace intersidéral, avec l’étrange Canaxis 5 d’Holger Czukay.
« Chez Country Joe, l’orgue de David Cohen évoque les brumes de la baie de San Francisco d’où dépassent les angles abrupts d’une guitare acide, aux accents perçants (…) parcimonieuse et aventureuse (…) entre mélopée de charmeur de serpent et blues anguleux »
Une poussée d’énergie lysergique.
Comment définir un mouvement musical par essence transgressif en évitant le piège de le circonscrire à l’intérieur de limites qu’il ne respectera pas ? David Rassent, au fil des pages, relève avec talent le défi de dessiner ce psychédélisme qui fuse et nous file entre les doigts, esquisse les modifications infinies d’un prisme kaléidoscopique, relie les points scintillants des cercles exinscrits du triangle qui se crée entre le LSD, l’Orient et la fée électricité.
Tout démarre en 1964. Ou peut-être même dès 1938, lorsque le chimiste Albert Hofmann expérimente le premier trip sur son vélo, en rentrant du laboratoire où il travaille sur une nouvelle molécule synthétique. Toujours est-il que l’histoire commence avec le LSD et les Merry Pranksters de Ken Kesey (qui quelquefois avait comme une grande idée), quelque part dans un ballroom de San Francisco, au moment précis où le temps s’est dilaté pendant un acid test, plusieurs années avant le Summer of Love.
La graine a poussé dans un terreau de musiciens qui ne sont pas issus du rock’n’roll mais d’influences blues, country, folk et doo-wop, des musiciens nourris au free jazz et à la poésie beat pour qui tout a basculé quand ils se sont électrifiés et ont découvert l’harmonie modale et le bourdon de la musique orientale. A leur tête, le trio roi du San Francisco Sound : Grateful Dead, Jefferson Airplane et Quicksilver Messenger Service.
Peu à peu, certains sont hissés au rang de héros (Cipollina, Garcia, Beck, Clapton, Hendrix, Page…), au « son aigu des guitares » qui « tranchent dans le lard, éructent et laissent pantois », des rave-up désaxés, des « stridences démentes » et de la « décadence triomphante ». Très vite, le raga rock devient l’acid rock, puis le psychedelic rock. Le travail en studio et le montage deviennent centraux, et au fil des années « vient le moment où le mot rock, dans « rock psychédélique », devient secondaire », où les guitares sont délaissées, et où le psychédélique s’affranchit du passé pour s’ouvrir vers un horizon électronique.
« Ils développent vite un son basé sur des guitares qui s’épousent à l’infini, tressant un entortillement de ronces électriques achevé tantôt par un arpège floral, tantôt par une écharde brûlante, douloureuse, plaintive. »
La matière du son.
La vision que nous transmet David Rassent du psychédélique est une appréhension particulière du son. Le son comme une matière vibrante qui transmet un ressenti brut. Le son comme victime sublime des superpositions, du phasing, des boucles, des distorsions électriques. Le son, souvent passé à l’envers, comme vecteur de l’étrangeté et de la « mise en scène de l’exagération du réel ». Les albums chroniqués sont tous profondément marqués par cette « certaine plasticité, voire élasticité du son », qui s’allonge et s’étire dans des « solos hypnotiques » et des longs riffs qui n’en finissent plus de perturber les sens, des morceaux qui explosent les normes radiophoniques.
La « présence physique du son », « élément constitutif du psyché » qui devient « un délire basé sur les solos et l’improvisation sur un canevas rythmique solide », se manifeste grâce à l’innovation dans le domaine de la technique musicale. Depuis les années 50 déjà, les enregistrements de musique électronique se multiplient. Les musiciens expérimentent tout ce qu’ils peuvent en matière de distorsion, jouant avec l’amplitude du signal, manipulant les ondes sonores comme de la pâte Fimo. Les guitares électriques sont déformées par des pédales wah-wah, les claviers électroniques se répandent, les orgues Hammond sont customisés avec des cabines Leslie et les theremins avec des fuzzboxes. En 1967, Silver Apples enregistre un album d’électro psychédélique avec neuf oscillateurs…
« On n’est guère pressé, en vérité, de voir la brume se dissiper pour découvrir le visage de la menace qui sourd progressivement et qui produit ces crépitements électroniques. Plus que sali, le son est en décomposition, grouille de microparticules. »
Montrer l’âme.
Quand elle n’est pas constituée d’une succession de déflagrations de matière acoustique, la musique psychédélique s’écoute au casque en une immersion totale qui favorise un voyage mental dans les sphères infinies du son. Oscillant entre introspection intimiste, enivrement extatique, déferlements de guitares, outrances freaks, elle se rapproche autant du panthéisme que des transes mystiques, par sa dimension « dionysiaque », instable et erratique qui dépasse souvent le point de non-retour en outrepassant les normes sociales.
Enfantée par un psychotrope hallucinogène, dont la psychiatrie interprète les effets comme une perte des frontières de l’ego, elle absorbe et restitue les principes de sa drogue matrice et fait s’affaisser les barrières en ouvrant et explorant les consciences individuelles ou collectives. Eclairée par la lecture de David Rassent, elle apparaît comme une musique pleine « d’onirisme et de magie » qui élargit la perception, et donne « accès à l’ineffable et au subconscient », « dont le but recherché demeure la sensation et chemin faisant, de toucher du doigt la vérité de la sensation ». La quête de la synesthésie et, au fur et à mesure que les frontières se brouillent, l’avancée toujours « au-delà des dogmes » vers une vision intérieure, voilà peut-être ce qui caractérise la musique psychédélique.
« Une folie furieuse, aussi psychiatrique que psychédélique »
A travers.
« Nous surfions sur la crête d’une vague très haute, et très belle. Alors maintenant, moins de 5 ans après, vous pouvez aller au sommet d’une colline escarpé de Las Vegas regarder vers l’ouest, et si vous avez le regard qu’il faut, vous pouvez voir la ligne de partage des eaux et de la terre, l’endroit où la vague a fini par déferler, et opérer son reflux. » (Las Vegas Parano, Terry Gilliam)
Ouvrons les portes de la perception… Le psyché n’est pas limité par les guitar heroes, les couleurs day-glo, le graphisme de l’agence Berkeley Bonaparte et quelques années révolues. A l’endroit où la vague s’est brisée, David Rassent ne s’arrête pas, et continue à chercher les traces, la ligne, l’onde électrique qui traverse le temps et déforme le son, perce le garde-fou du no future, propageant dans son sillage un courant de particules lysergiques.
Au fur et à mesure des années et des LP, une multitude de genres musicaux est traversée par la sensation psychédélique, comme autant de murs du son : ambient, batucada, bruitisme, drone musique, dub, électro, eletronica (idm), funk, garage, clins d’œil au grime, hard-psych puis hard-rock, heavy, jazz, krautrock, kuduro, musique concrète, musique expérimentale, noise, Paisley Underground, pop, shoegaze, space rock, stoner, scène tishoumaren, UK garage, vaporwave, zamrock, etc.
« Les loopings electro et syncopes primales des rythmes caribéens modernes et de musique électroniques de club »
A travers cette multitude, parallèle à cette onde, se tend le fil rouge de l’écriture de David Rassent, une écriture qui se fond dans la musique qu’elle décrit, fluide, sensuelle, ouverte à la perception, mêlant précisions techniques et sensations. David Rassent invoque les images, les « nuages de feu, néons de glace et abysses électriques », joue avec les éléments et les adjectifs, libère sa plume. La musique, entre ses mains, de lysergique devient hypnagogique. Grace Slick est une « prêtresse hippie et impie » et les voix des femmes, mêlées à des tintements « hyalins », sont « vénéneuses ». Les textes des chansons sont évidemment, résolument, acides. Les atmosphères « méphitiques » ou « mortifères » des albums soudain paraissent voluptueuses, érotiques, planantes…
Psychédélique elle aussi, par ses couleurs saturées et ses excès survoltés, l’écriture traverse les barrières des arts et se nourrit de références à la littérature et au cinéma. David Rassent virevolte de l’orchestre de bal de Shining au Stalker de Tarkorvski, d’Images du monde visionnaire d’Henri Michaux au Ticket qui explosa de William Burroughs, de la peinture d’Odilon Redon aux bandes-dessinées des Humanoïdes Associés.
Un tel périple au-delà et à travers les œuvres, les musiques, les années, à travers ne laisse pas indemne. Il reste encore tant à explorer, à lire, à écouter, à percevoir. Plus qu’un voyage, le Rock Psychédélique de David Rassent est un appel aux explorateurs phoniques. A chacun de choisir sa façon d’y céder, je ne peux que vous conseillez de commencer par chercher le livre chez votre libraire préféré.
« Ce disque est au rock ce que Massacre à la Tronçonneuse est au cinéma : une série B excessive et volontairement surjouée, hissée au fil du temps et du bouche à oreille parmi les classiques. »
PS : si quelqu’un arrive à me faire écouter Migration of the snails de Melodic Energy Commission, faites le savoir, je n’ai pas réussi à le dénicher et je suis curieuse !