« C’est le bruit qui l’a réveillé, léger irrégulier, celui de l’espace qui se rétractait dans le sable, le bruit du froid qui tassait et comprimait. »
« Ici, au Texas, rien de tout ça. Les animaux, en dehors des oiseaux et des sauterelles, on ne les voit pas, il y a peu d’arbres, et leurs gestes raides, presque invisibles, ici, on ne les devine même pas. Les saisons arrivent sans prévenir. Sans arbres, rien dans le paysage ne les distingue. »
Quelque chose, dans l’écriture de Thomas Giraud, tient décidément du rythme de la marche : un pas vif et l’œil qui prend le temps de se poser sur ce qui l’entoure, une forme de patience empreinte d’une sensibilité aux nuances des êtres et des paysages, aux intonations et aux inclinaisons, aux variations, aux détails qui composent un tableau ou un caractère.
Le Bruit des tuiles s’ouvre sur de très belles premières pages, un entr’aperçu des ruines d’une communauté dans une nature hostile : le printemps y survient comme une anomalie parmi les restes des maisons, le sable, l’aridité de la terre. Le peu qu’il reste, et le vide. L’on y rencontre une retenue, une douceur, une précision qui laissent apercevoir les profondeurs des êtres — leurs émotions comme la construction de leur pensée — en les effleurant, par des gestes et des tournures délicates qui suffisent pour faire comprendre, pour faire entrevoir, pour révéler. Un flux dans lequel on s’immerge, on se laisse emporter, avec plaisir, et dont on ressort serein et enrichi par l’expérience de ce que l’écriture a opéré : ici, une rencontre avec des hommes désireux de modifier l’existence (la leur, ou celle des autres), de bâtir.
Le roman retrace et réinvente en partie l’histoire de Réunion, un projet de vie communautaire inspiré des théories de Fourier, établi en 1855 près de Dallas, Texas par des colons et sociétaires français et suisses selon les plans détaillés de Victor Considerant. Des premières réunions publiques — où ce dernier, pour recruter, expose avec une ardeur maîtrisée, avec surtout clarté et minutie, l’idée communautaire, ses règlements, ses perspectives d’avenir qui incluent la taille des carottes et poireaux à venir — jusqu’à la traversée de l’Atlantique et des États-Unis, à l’établissement des premiers bâtiments, aux récoltes trop maigres sur des terres pauvres et poussiéreuses, aux catastrophes naturelles, puis enfin à la désagrégation de Réunion, Thomas Giraud ausculte les mouvements d’âme des hommes. Victor Considerant, le visionnaire idéaliste, et Leroux l’agriculteur qui quitte la ferme familiale, mais aussi les Loubot qui contesteront ou Frick le Suisse, la terre natale dans sa bourse, qui demande « où on mettra nos morts ? ».
« Il faudrait pouvoir modifier un peu les sols et les paysages pour les rendre plus conformes à ce qu’il a écrit dessiné récité, car sur le dessin tout est à sa place, équilibré et rationnel : Réunion est une belle architecture de papier qui fonctionne déjà à plein régime. Alors que là, avec la terre, le sable, un peu d’herbe, vraiment pas beaucoup […], des écarts se glissent […]. Ses dessins, il faudrait que, même si ça lui déplaît, il les ajuste pour tenir compte de la réalité. Pas l’inverse. »
Il y a ce qui échappe, déjà, dès la traversée. Le corps de Considerant qui résiste, qui refuse la mer, le roulis. Les hommes qui parlent et projettent sans lui. Cela sort du papier, de la précision, des calculs. Les mensonges de Leroux, les histoires inventées pour expliquer le départ, et ce qu’il laisse derrière, c’est-à-dire tout sauf quelques semences. Que ce soit Considerant ou Leroux, il y a un refus de l’inéluctable : refus d’envisager l’échec pour Considerant, refus de la vie de labeur des parents, de la menace de l’année à venir, de la répétition du présent, pour Leroux. Quand le premier glisse vers une forme de folie, qui prend la forme d’une volonté absolue de ne pas voir, de ne pas accepter la discordance entre ses plans et le réel, une obsession presque maladive pour le « bruit des tuiles », c’est-à-dire l’effondrement de ce dont les fondations sont branlantes, le second « décide qu’il continuera à boire aux mensonges d’ici, plus reposants, il n’aura que lui à penser s’occuper faire avec. À peine le présent et presque rien sur le futur. » De la dévastation des plantations par les sauterelles, l’on retiendra la poésie et l’attente de la catastrophe, quand on sait que tout est fichu mais qu’on attend quelque chose d’irrémédiable pour le constater. Un quelque chose qui n’est pas le même pour tout le monde : les départs s’échelonnent. Il y a Celui-là, qui reste parce qu’il est mort, et Leroux qui reste car il ne sait pas pourquoi partir.
« Il y a les bruits des tasses en fer blanc, l’odeur du café. Tout n’est pas si mal. »
L’histoire est déjà écrite : l’idéal, les rêves, l’arrivée des sociétaires, les espoirs, puis l’abandon de Réunion au bout de quelques années. On sait ce qu’on va lire (on croit), une communauté qui n’a pas réussi, les plans, l’échec. Quand on referme le livre, sur une poignée de pages lumineuses et belles comme les premières, on sait déjà que ce n’est pas exactement de ça qu’il s’est agi. Ce qui nous a traversés, qui nous a modifiés, c’est l’intériorité d’hommes. Un fragment, quelque chose de décisif à un moment donné, dont le sens sera d’ailleurs peut-être compris plus tard, ou interprêté, détourné — Considerant, de retour en France, qui explique, qui justifie a posteriori, qui impute. Il y a quelque chose qui a infléchi la vie et la pensée, une empreinte qui reste. Ce que les hommes ont vu et ce qu’il n’ont pas su ou voulu voir.
Thomas Giraud ne se livre pas à une leçon sur ce qui fait l’échec ou la réussite d’un projet communautaire, qui sont souvent dus aux particularités de chacun de ces projets et aux particularités des relations qui s’y établissent. — L’on songe quand même à la place de la vie, à l’idée qui émerge de la rencontre plus que de calcul ou de la prévision, à la nécessité de partir de la terre, des végétaux, des animaux, des hommes et de leurs relations présentes et possibles pour bâtir la communauté. — Le Bruit des tuiles nous parle de ce en quoi cette tentative, cette expérience de la communauté peut transformer l’homme : avant, pendant, sûrement après. La trace que cela laisse.
Le Bruit des tuiles, Thomas Giraud, La Contre Allée, août 2019.
Crédit photo :
A Texas Eden : The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs: Photography Collection, The New York Public Library. (1900). A Texas Eden, Landa’s Park, New Braunfels, Texas. Retrieved from http://digitalcollections.nypl.org/items/510d47e1-b1ba-a3d9-e040-e00a18064a99
Les sauterelles : http://scalar.usc.edu/works/dust-bowl/credits