Sortis respectivement en 2013 et en 2014 chez Denoël Graphic, Fun Home (une tragi-comédie familiale) et C’est toi ma maman (un drame comique) d’Alison Bechdel composent un diptyque particulièrement riche, complexe et passionnant. Dédiés à la relation de l’auteur à son père, puis à sa mère, ces deux romans graphiques sont le lieu d’une exploration de l’intime : celui de la narratrice, celui – imaginé, deviné – de ses parents et, certainement, celui du lecteur. En effet, rarement lecture ne renvoie autant à soi-même, la voix d’Alison Bechdel, pourtant incroyablement unique et singulière, se faisant écho et miroir de l’universelle et délicate problématique des relations parents-enfants. Sans concessions à elle-même, l’auteur examine à travers ses père et mère le récit de sa propre construction, prenant pour point de départ la découverte, peu après son propre coming-out, de l’homosexualité cachée de son père et le suicide de celui-ci quelques mois plus tard.
Dès Fun Home, le fil encore relativement linéaire de la narration s’enrichit des références littéraires dont Alison Bechdel se nourrit depuis l’enfance, et qui envahissent les échanges avec ses parents, intellectuels, fervents lecteurs, enseignant la littérature anglaise dans leur petite ville des Appalaches. Tel un doublage qui s’intercale au-dessus des images et dialogues de l’enfance et de l’adolescence, une voix off s’immisce, retrace et analyse un quotidien qu’elle entre-tisse avec les livres qui jalonnent les vies dépeintes. C’est ainsi que le mythe de Dédale et Icare, La Mort heureuse, Gatsby le Magnifique, Ulysse, La Recherche ou encore Henry James et Colette se mêlent à l’écheveau du récit, pour le plus grand plaisir du lecteur averti.
Qu’il se manifeste dans la retranscription d’extraits de livres ou de lettres personnelles, ou tout simplement dans les cartouches, on assiste ici à une véritable incursion de l’écrit dans le dessin, à une prédominance de la pensée intérieure sur le dialogue. Dans C’est toi ma maman, cette intertextualité et cette superposition des voix, des images et des temps de la narration s’intensifient, menant à un véritable enchevêtrement du récit dont il faut démêler les fils. Le roman graphique, sous nos yeux, se complexifie, s’enrichit, dépassant ses limites de papier pour s’immiscer dans notre esprit et s’y fixer. Subtile, fort, infiniment intime, il crée en nous un bouleversement sublime, perturbant mais lumineux, alors que l’histoire familiale d’Alison Bechdel prend une dimension plurielle, lorsque s’y superposent ses rêves, ses séances de psychanalyses et, cette fois, non plus les lectures de son père mais les siennes.
A une véritable obsession pour le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott – l’on découvre que le livre naît d’une étude sur lui – se conjugue un récit analytique de la construction quasi palimpseste du roman qui se fait sous nos yeux, au fur et à mesure que son auteur se livre, se découvre, écrit, réécrit, construit et déconstruit les images qu’elle aligne. L’on vogue cette fois de Freud à Winnicott, de Winnicott à Alice Miller, des lectures de la mère, retraitée et actrice superbe, à celle de la fille, dessinatrice névrosée de strips lesbiens. Chacune évitant, peut-être inconsciemment, les livres de l’autre. Sylvia Plath pour la mère, Adrienne Rich et Virginia Woolf pour la fille. Ah ! Virginia Woolf ! L’incroyable – la tardive – découverte de Virginia Woolf sous les doigts d’Alison Bechdel ! On juge toujours trop tardive la découverte d’un auteur quand elle est aussi saisissante que l’a été la mienne, cet été, de Virginia Woolf.
Mais ma monomanie estivale n’est pas ici le sujet, et de Fun Home et C’est toi ma maman, il y aurait beaucoup encore à dire, à analyser, à creuser. Il reste toujours de nombreuses pistes à explorer, d’autres livres vers lesquels renvoyer et des chemins sur lesquels s’éloigner. Au-delà des thèmes évidents et fouillés de la révolution des genres et de l’homosexualité, du féminisme, du triangle père-mère-fille, de la psychanalyse, du statut d’artiste, de la littérature, se dégage l’idée d’un singulier, qui touche, interroge, perturbe la tranquillité de nos eaux et imprime durablement ses ondes sur les rivages de nos cerveaux. Voici une lecture qui marque, qui ébranle. Qui impressionne. Trop d’adjectifs risqueraient de l’enclore, de réduire sa portée. Alors, émus encore d’avoir rencontré derrière les images un autre être, laissons au personnage de la mère le dernier mot, le plus juste pour décrire l’œuvre d’Alison Bechdel : « C’est… c’est un métalivre. »
Je vous retrouve très prochainement à l’occasion de la sortie fin août de Vite, trop vite de Phoebe Gloeckner aux éditions La Belle Colère, pour une chronique qui explorera ce radicalement autre roman graphique, écrit lui aussi par une femme qui interroge et explore en un feu ardent l’intimité de son héroïne.