Le temps des récoltes.

Au jardin retrouvé, les mois ont filé. Le corps affairé s’est reposé. Après le jaillissement vernal, la prodigalité estivale. Le temps des récoltes. La satisfaction de se sustenter, jour après jour, des légumes du potager. Découverte de variétés anciennes et préservées, semées à l’aveugle au printemps. Des mots nouveaux, qui nourrissent l’esprit et le corps, s’apprivoisent, jusqu’à l’évidence. Arroche rouge, tomate rose de Berne, poirée verte. Blondes paresseuses, frisées de Louviers. Carottes Touchon et navets des Vertus Marteaux.

Chaque soir, un couteau affûté à la main, s’installe le rituel de la cueillette. Il faut tout découvrir, tout apprendre. Savoir laisser les plantes prendre de la vigueur, ne pas les couper entièrement, mais feuille après feuille, composer par touches de couleurs et de goûts des plats variés et nouveaux. Comme les jeunes filles, les plantes montent en graines, libres et fleuries. Avec délicatesse, couper, sécher, recueillir : dans la pensée du printemps prochain, si loin pourtant.


Là, assise au milieu des fleurs, un cahier à la main, je me dis que Paris s’éloigne. Tout prend sens. Mes pensées, à chaque sortie, s’attardent sur la même allée séparant deux carrés potagers. Au premier regard, voici un capharnaüm vert, plantes canailles qui s’enhardissent et sortent du cadre, forêt miniature d’un vert tavelé de pourpre et d’orange, surplombé de touches bleues. En vérité, cette luxuriance est parfaitement pensée. Surgie de la terre nue au début de l’été, elle abonde vers le ciel. Seule la réalité de sa beauté, peut-être, est imprévue. Le trèfle incarnat et la luzerne dépassent les planches et étirent leurs feuilles trilobées en un effort trompeur qui tend vers le ciel, mais leur action réside sous la terre, dans leurs racines qui aèrent le sol et le nourrissent de leurs mycorhizes. Feuilles rondes dressées en ombrelles au-dessus du trèfle, fleurs rouges et oranges au goût poivré, les capucines égaient l’œil, et attirent les pucerons qui s’éloignent alors des cultures. Surplombant l’allée, une touffe de lavande embaume l’air, séduit les insectes pollinisateurs, et repousse la horde de champignons qui attaquent le rosier. Orchestration. Mise en scène. Théâtre de la nature. Le cahier toujours à la main, je regarde au lieu d’écrire. J’apprends à voir. Les mots naîtront plus tard.

Virginia.

« Je me demande souvent si, en vivant à la campagne, je trouverais cela aussi agréable que ce qu’en disent ces écrivains rustiques. “J’adore la campagne, surtout dans les livres.” Je n’arrive absolument pas à me faire à l’idée du bonheur et de la simplicité d’une vie campagnarde. Ce sont là néanmoins des spéculations qui sont le fruit d’un raisonnement froid, émanant d’une critique londonienne. Je suis, à l’heure qu’il est (l’émotion est fugitive, je le sais, c’est pourquoi il me faut en faire la chronique) sous le charme de la vie à la campagne ; je crois qu’une année ou deux au milieu de ces jardins et de ces champs de verdure auraient un effet adoucissant et apaisant sur la personnalité en la simplifiant en une sorte de Gilbert White, le vieux gentleman, ou de vieille Miss Matty, qui, jusqu’à présent, n’avaient de vie pour moi que sous la couverture des livres. Je prendrais des notes sur le temps qu’il fait, et me reporterais à mon journal des années précédentes pour en comparer les informations – Je dirais la façon dont j’ai “dépoté” certaines plantes et je consignerais l’état de mes rosiers. J’aurais peut-être aperçu une hirondelle volant vers d’autres climats ou surpris un martinet amorphe s’apprêtant vraisemblablement à hiverner. Je développerais mes propres théories sur les migrations et l’hibernation. Hélas, la jeune cockney que je suis ne dispose d’aucune base solide en la matière ? Je ne peux qu’exprimer grossièrement des moments d’extase sur le ciel et les champs ; qui peut-être garderont à mes yeux, avec de la chance, un peu de leur beauté grâce à mes mots maladroits. » 

Virginia Woolf, Journal d’adolescence (1897-1909), trad. (anglais) Marie-Ange Dutartre, coll. La Cosmopolite, éd. Stock, 2008.