« Cime des arbres avec ciel rouge du dessus, grotte aux trésors, ça faisait le décor, le vôtre et le mien, nous étions, souvenons-nous, ratatinées, nous étions, corps minuscules, ratatinées et perchées, à couvert et découvert, parfois dans toute l’harmonie on entendait le son discordant d’une histoire. »
Le retour sur la route d’enfance, deux bruits — un « bruit-chien » et un bruit de tonnerre. Le chien est une biche qui surgit. La foudre frappe, une fois. « Terreur sacrée de biche. » Dégringolade. Alors, une grotte, la mousse, le bleu par la fente en haut, les rêves. Fantasmagories. Fées, déesses, dryades, sirènes, nymphes des bosquets, « tu parles ». Vierge aux mains usées par la lessive. Filles fadettes, moineaux moiselles. Ces filles qui apparaissent, filles aux visions, filles qui vont au miracle « simples et sans couronnes ». Femme, corps apparition ou corps voyant, qui dit, qui tait, corps caché, un voile et des roses jaunes sur les pieds, corps vu par seule celle qui voit et que l’on fait taire. Me souvenir fugace, dans cette grotte moussue peuplée de peurs, de vents et d’apparitions, de « la femme sans honte et toute blanche dans la forêt » qui disait : « Femmes, femmes, mes sœurs. » — derrière elle, voici Cassandre et Proserpine, et Bernadette fille-moineau qui sur la rive gauche du Gave ramasse des os et du bois mort.
« Moineau parmi les moineaux. Moineaux nous nous égaillons entre canal et Gave.
Il y a là des gisements et des arbres qui n’ont pas bonne mine.
Nous moineaux, robes déchirées, tabliers par-dessus, fichu sur la tête, en dispute de moineaux, nous allons ramasser les branches.
Moineau parmi les moineaux et fille parmi les filles. Je devenais l’une ou l’autre, au choix, camarade de Bernadette ou Bernadette elle-même. Toutes poucettes perdues entre canal et Gave. »
Au centre, l’extase féminine — qui dérange. Autour, cercle de vautours, les hommes « de pouvoir légal et de chaussures pointues » penchent et hochent leurs têtes doctes. Hommes-autorités. Qui arrachent les mots sans voir les images, déforment, détournent, écartèlent l’esprit, interrogent questionnent tranchent contrôlent. L’extase dépossédée, dépourvue de toute extase, car décortiquée, classée, jugée, catégorisée. Soit c’est sainte, soit c’est petite merdeuse petite pute folle ivrognasse. Sorcière, qui a vu le diable. (Le soupçon, toujours de vénalité, de luxure, de diablerie.) Sorcière, ce n’est pas dit ici, mais c’était il n’y a pas si loin. (L’on se souvient bien. Femme brûlée, fouettée, torturée pour parole pour vision pour soupçon pour contrôle.) Femme qui voit qui ne dit pas, corps saisi d’effroi de lumière d’amour ou de peur, que l’on (et l’on dans l’histoire est masculin) fait voir ceci et dire cela. La langue interdite de la petite Bernadette qui sait ce qu’elle a vu et que l’on n’écoute pas. Sa parole corrigée, car les mots sont ceux des hommes qui écrivent interprètent notent rapportent : aux commissaires aux préfets aux abbés aux curés — les mots des hommes qui rapportent ne sont pas en patois.
Dans Aquerò, une femme tombe, donc, dans une grotte. Elle rétrécit, comme Alice. Rêve. D’une jeune fille blonde, d’une brune en saroual, d’une autre qui se baigne nue dans le Gave. De morts que la marée découvre. De Bernadette Soubirous et des apparitions de Lourdes, en 1858 ; de ce que Bernadette nomme « aquerò », « quelque chose en forme d’une demoiselle », une lumière qui lui chuchote des secrets dans le trou d’une grotte. Rêves, visions, souvenirs, vie de sainte : les fils se croisent. Tout s’enchevêtre et chavire. L’infirmerie du collège, la vie de Bernadette donnée à lire par une religieuse, une « apparition au turban » qui chevauchait une mobylette sur le parvis de l’église, la fièvre qui contamine l’adolescence, la peur des « miracles qui vont jusqu’au bout », le vent dans les rideaux d’une chambre et celui qui pousse Bernadette vers la grotte. Les antiquités classiques et les Vénus magdaléniennes, les mammouths, les bisons, les danses macabres et le pont de l’épée. Il y a, chez Marie Cosnay, des métamorphoses qui se produisent jusqu’au cœur de la langue. Son écriture toute de ruptures et d’images détourne substantifs et adjectifs, insiste, souligne, répète. Elle avance par vagues, par spirales, s’enroule et revient sur elle-même, un peu plus loin, plus resserrée, plus précise. — « Négligé me brise en morceaux. » Elle nous emporte dans ses flux et ses reflux, nous attire au creux d’elle, au plus intime de ses phrases, de ses silences, de ses visions. Marie Cosnay tisse avec une intelligence sensible l’Histoire, la littérature, le politique et l’intime, et les circonvolutions étranges des motifs qu’elle nous livre fascinent et bouleversent comme un songe de fièvre qui échappe aux tentatives de le figer à l’éveil.
« C’est que ça attaque les fondements, un peu comme si tu avais des petits (lapins, bébés de biche, moineaux) : ça te les détruirait l’un après l’autre. La tourterelle dans le champ, toujours la même, tant que les chasseurs ne l’ont pas attrapée au plomb ? Chacune des plus petites choses produites, un chasseur l’attrape au plomb, destruction systématique et fatale de chacune des plus petites choses, lapines et moineaux, pas de pardon.
Après que je suis très mal tombée, on m’enfonce. Je reçois de grands coups de marteau sur le crâne. Enfoncée, et ces choses qui m’ont poussée, vrilles et rameaux, dans chaque main. Pieds dans la terre limoneuse, tête frappée au marteau, rien dans la gorge de ce qui agrafe ensemble le devant et le derrière.
C’est ce qu’on appelle s’étouffer. »
Aquerò , Marie Cosnay, éditions de l’Ogre.
Lire aussi : Dialogues impromptus autour de Cordelia la guerre, une critique à quatre mains de Cordelia la guerre de Marie Cosnay (éditions de l’Ogre, 2015), écrite avec Eric Darsan.