Difficile de parler sans faire de redites du Royaume d’Emmanuel Carrère qui a occupé une grande place de la rentrée littéraire et a déjà été tant chroniqué. Prix littéraire du Monde, meilleur livre de l’année pour la revue Lire, chef-d’œuvre pour certains, trip égocentrique pour d’autres, Le Royaume ne laisse pas indifférent. Je me suis penchée sur lui sans savoir à quoi m’attendre, et ai été happée dès la première page, dévorant les 639 suivantes en à peine quelques jours, sans répit, fascinée par cette œuvre intense, intime, universelle, qui alterne entre le récit des premiers temps du christianisme et l’expérience de l’auteur qui se livre.
Lors d’un petit-déjeuner organisé autour de la rentrée littéraire, j’avais constaté que la plupart des lecteurs s’étaient retrouvés soit dans l’un où l’autre de ces récits alternés, lisant en diagonale la vie de Saint Luc et Saint Paul pour ne s’attacher qu’à la confession de l’écrivain, ou à l’inverse déplorant la longueur des interludes entre deux épisodes de cette fresque de la chrétienté naissante. Or, ce que je retiens avant tout du livre d’Emmanuel Carrère, ce qui m’a le plus marquée, c’est justement cette présence de l’auteur dans le récit, le regard qu’il porte sur le sujet, la description de la lente modification que chacun, lors de la phase de création, va provoquer chez l’autre. Ce sont ces interférences entre l’écrivain et son texte qui enrichissent Le Royaume, le nourrissent et font de lui un très grand livre qui, réunissant le péplum, l’enquête historique et la confession personnelle, les dépasse et les sublime.
Le Royaume est avant tout une mise en abyme de l’écrivain. Une projection. La tentative de comprendre, d’expliquer le mécanisme de l’écriture. Et, tant qu’à faire, celui des Ecritures, chef-d’œuvre polyphonique et livre le plus diffusé au monde. Quand Emmanuel Carrère s’intéresse à la Bible, en particulier à l’Evangile selon Luc et aux épîtres de Paul, il s’intéresse aux auteurs qui se cachent derrière ces textes. Bien sûr, il se projette, et d’ailleurs il l’avoue régulièrement. Il se projette, il imagine, il romance. Il enquête. Puis il se raconte projeter, imaginer, romancer et enquêter. Il associe son parcours à celui des hommes dont la foi a bouleversé le monde. Délire de grandeur ? Peut-être. Et alors ? J’y vois surtout le désir de comprendre comment les écrits s’ancrent et bouleversent, une interrogation sur « cette famille de gens pour qui être ne va pas de soi » à laquelle il appartient, un miroir tendu qui nous reflète tous, nous, lecteurs qui nous pourchassons toujours nous-mêmes dans les œuvres des autres, qui reniflons les pistes en quête de l’auteur derrière ces personnages, pensant parfois nous trouver quand nous décelons « l’ombre portée, l’haleine sur le tain du miroir. »
« Un Évangile, ce sont des strates, la production de telle et telle communauté, n’allons pas naïvement croire que c’est quelqu’un qui l’a écrit. Je ne suis pas d’accord. Bien sûr c’est une communauté, bien sûr c’est aussi l’œuvre de copistes, et de copistes de copistes, n’empêche que le texte, à un moment, il y a bien quelqu’un qui l’a écrit – et ce quelqu’un, dans l’histoire que je raconte, c’est Luc. »
Cette affirmation que derrière chaque texte se cache un auteur me touche en tant que lectrice. Je veux croire avec Emmanuel Carrère en cet unicité de l’écrivain, fût-elle illusoire. J’aime savoir qu’une volonté, une puissance créatrice est à l’œuvre. Comme lui, il me plaît d’imaginer ce processus de création, de tenter d’appréhender son influence sur l’auteur, démiurge marionnettiste qui écrit et oscille entre imagination pure et analyse de son humanité. Aussi, cette mise en abyme de Carrère, écrivain-lecteur se projetant dans Luc, écrivain symbolique par essence, est pour moi un tour de force.
Je n’épuiserai pas ici toutes les richesses du Royaume, ni ne m’attarderai sur l’incontestable qualité du travail de recherche d’Emmanuel Carrère, et me contente donc d’admirer sa cohérence et sa beauté. Le Royaume est de très loin le meilleur livre que j’ai lu cette année, et je tiens à remercier son auteur de ce qu’il m’a apporté.