« For all the girls, when they have grown. »
Après le diptyque Fun Home et C’est toi ma maman d’Alison Bechdel, j’ai le plaisir de vous présenter en avant-première un premier titre de la rentrée littéraire de cette année, lui aussi écrit par une Américaine qui, en une habile combinaison de l’écrit, de la bande dessinée et du dessin, interroge l’adolescence, la sexualité féminine et le rapport aux adultes. Sorti en 2002 aux Etats-Unis, Vite, trop vite de Phoebe Gloeckner paraîtra dans une traduction française pour la première fois le 03 septembre, aux éditions La Belle Colère. Cette fulgurante maison, portée par l’énergie du trio formé par Stephen Carrière, Dominique Bordes et Virginie Migeotte, unifie depuis début 2014 les forces des éditions Anne Carrière et Monsieur Toussaint Louverture pour publier « des romans pour adultes dont les héros sont des adolescents. »
« J’ai conscience de ma bonne fortune et ça m’incite à profiter à fond de mon corps. Je ne veux plus jamais rester à me tourner les pouces, sauf dans les cas où ça peut faire du bien à mon corps. Je veux continuer à bouger, à taper à la machine, à parler, à tout observer jusqu’au jour de ma mort. Je veux laisser une trace qui me reliera pour l’éternité au monde des vivants. »
San Francisco, 1976. Les hippies de Haight-Ashbury ont laissé la place à la faune de nuit de Polk Street, aux bars gays, aux projections du Rocky Horror Picture Show et au speed. Minnie Goetze, 15 ans, découvre l’écriture et la sexualité dans un même mouvement, couche avec le petit ami de sa mère – plus préoccupée par l’alcool et ses boyfriends que par sa fille – et rêve de devenir barmaid ou dessinatrice. Au premier abord, Vite, trop vite pourrait être simplement le journal intime d’une adolescente qui sèche les cours, consomme alcool, sexe et drogue avec la même fureur, aime les garçons et couche avec des hommes. Cela pourrait être ce genre de livres qu’on découvre au collège par le bouche-à-oreille et qu’on s’échange à la récré, comme un rite d’initiation et qui avec le recul s’avéraient à la fois décevant, faussement moralisateurs et bien éloignés de nos psychés adolescentes. En bref, tout sauf Vite, trop vite. Phoebe Gloeckner en une claque magistrale, nous renvoie à la face, avec précision et justesse, toute l’ambivalence de ces années charnières où s’emmêlent et se confrontent le monde de l’enfance et celui des adultes, où les expériences du nouveau et de l’interdit s’accélèrent, dépassent et percutent de plein fouet la découverte de soi qui ne va jamais assez vite.
« Il n’arrête pas de m’embrouiller, et à mon humble avis, ce qui sort de sa bouche n’est qu’un tissu de conneries. Chaque fois que je lui parle, je suis encore plus perdue, et même un peu vexée. Il ne se rend pas compte que j’ai l’habitude de communiquer comme le font les enfants, avec franchise. J’en suis presque encore une, tu sais. »
Vite, trop vite est un livre puissant, tant par la force de son écriture que par celle de son trait qui appuie les caractères, souligne les formes et permet aux corps comme aux mots de s’affirmer avec une force de frappe qui marque durablement. Texte et image s’y mêlent, indissociables, et chacun laisse à tout de rôle la parole à l’autre pour exprimer ce qu’il ne peut dire. Là où l’écrit nous immerge dans l’intime, au cœur de la subjectivité et de la pensée de Minnie, la bande dessinée nous projette au cœur d’instantanés qui nous émancipent des questionnements de l’héroïne, découverte telle qu’elle apparaît vue de l’extérieur, mais nous immergent dans une réalité froide et distante qui tranche avec la richesse des émotions de la jeune fille. Cette richesse, cette complexité, déjà très présentes dans le journal à proprement parler, se révèlent d’une façon plus frappante encore dans les dessins réalisés par Minnie qui se glissent entre les pages.
« Ça me fout en l’air des fois, tu sais. Ça fout en l’air ma spontanéité, mon envie d’écrire sous l’impulsion du moment. Du coup, j’oublie les choses. Quand je ne peux pas me servir de la machine, j’utilise un crayon ou un stylo, mais ça ne marche pas pareil. Avec un crayon, je n’arrive pas à écrire aussi vite que mes pensées. Et du coup, comme je prends le temps, je me mets à penser à ma façon d’écrire, pas seulement à ce que j’écris. Et c’est là que ça merde. »
Une grande tristesse, beaucoup d’humour et de poésie, de l’espoir naissent sous les phrases qui se bousculent, au fil des revirements, des sautes d’humeur et de la confusion d’une Minnie qui sans cesse se perd dans l’ambiguïté de ses sentiments, entre attachement à l’enfance et volonté d’émancipation. Cherchant ses mots autant qu’elle-même, elle apostrophe et tutoie le lecteur, change brusquement de ton pour s’adresser des lettres réconfortantes, en rédige pour se soulager d’autres qu’elle n’enverra pas, tente de créer la distance qui lui manque en parlant d’elle à la troisième personne. L’on sort de Vite, trop vite marqué par l’alternance entre des passages si caractéristiques de la jeunesse, frais, rêveurs, souvent poétiques, et le sexe cru, brut, à la fois central et pourtant semblant dénué d’émotions, la vulgarité presque violente des termes sexuels répétés parfois sur toute une ligne comme un mantra, comme un besoin d’affirmer le plus fort possible que l’expérience du corps des autres ou l’usage de son corps par les autres, permet de se l’approprier, de le faire sien et de se prouver à elle-même son existence, sa réalité en tant que femme, son identité en tant que personne en devenir.
« J’ai des dons artistiques.
Je dessine très bien.
Je joue très bien sur scène.
J’aimerais bien que quelqu’un porte un regard neutre sur moi. »
Ce très beau portrait du feu ardent, de l’incompréhension du monde qui l’entoure, et de la quête désespérée de l’amour qui habitent une adolescente cherchant à explorer son moi et son corps, est complètement sublimé par le regard atypique porté par Minnie sur son univers, par sa singularité qui s’exprime dans une démarche artistique personnelle qui commence à s’affirmer. Le sentiment d’être à part, d’être différente, par ailleurs souvent commun aux adolescents, ne crée pas chez la jeune fille une volonté de devenir comme les autres. Au contraire, il engendre un refus des conventions, une colère contre la superficialité des rapports entre des êtres gouvernés par leurs désirs et leurs faux besoins matériels et met en exergue la médiocrité des adultes, tous plus minables les uns que les autres.
« Selon toi, écrire ce journal peut-il ou ne peut-il pas être considéré comme une forme de créativité ? (Parce que clairement, tu es en train de lire ce que j’écris.) »
Plus qu’une consigne des faits, le journal de Minnie devient ainsi le lieu de l’exercice d’une écriture à laquelle elle porte un intérêt croissant en parallèle de sa découverte de l’univers des comics underground et de sa fascination pour Aline Kominsky dont elle s’exerce à imiter le style, tout en aspirant à trouver le sien. De la rencontre avec un éditeur qui lui conseille d’apprendre à absolument tout dessiner dans les moindres détails à celle de Robert Crumb – élément autobiographique qui a fortement influencé l’auteur – l’on voit se dessiner le parcours d’une artiste en puissance, qui n’aura de cesse de questionner le monde et d’en faire une satire féroce et juste. C’est, à mon sens, la naissance de cette artiste qui donne sa force réelle, sa singularité et sa beauté de Vite, trop vite, et qui en fait un livre essentiel de cette rentrée et que je vous recommande de vive voix.