« C’était moi, mais ce n’est plus moi. J’ai un autre projet, cette nuit. Je veux engranger le plus de sensations, d’émotions et d’images possible pour les emporter avec moi. Pour faire face aux “giboulées du Nord.” »
Port-au-Prince, Haïti. Dans une salle fermée du conservatoire, des étudiants se préparent à jouer Sophocle en créole. Dans quelques heures, Antigone fera face à Créon. Sur une plage, un jeune journaliste est assassiné par les tontons macoutes. La mort de son meilleur ami est concomitante, pour Vieux Os, à la décision de quitter l’île secrètement le lendemain matin afin d’échapper à la dictature qui prépare son élimination. Il ne reste plus au jeune écrivain de vingt-trois ans que le soleil implacable d’une après-midi et la touffeur d’une nuit pour se nourrir une dernière fois de son île avant de s’envoler vers Nord et son soleil « froid comme la mort ». Livre charnière dans l’œuvre de Dany Laferrière, Le Cri des oiseaux fous est l’histoire de cette dernière nuit d’au revoir et d’errance à travers la ville.
« L’exil est pire que la mort pour celui qui reste. L’exilé est toujours vivant bien qu’il ne possède aucun poids physique dans le monde réel. » Déjà Haïti s’efface et Vieux Os s’éloigne. Au long des heures qui s’écoulent, il devient le spectateur de l’île. Les acteurs, les souvenirs, les amours, les absents et les dictateurs défilent devant lui qui parcourt les lieux et le temps à la recherche de ceux qu’il veut croiser une dernière fois pour leur adresser son adieu. A ceux qui doivent rester « faire face à la bête », l’au revoir ne peut être que muet comme un « secret honteux ». Vieille habitude, dans ce pays où lorsque l’on quitte ses amis on ne les salue pas, de crainte de ne pas les revoir vivant le lendemain.
Dialectique de l’exil. « Je parle, je parle, simplement parce que je commence à avoir plus peur de l’inconnu incolore et inodore que de l’effroyable connu si touffu et nauséabond ? » Partir pour ne plus avoir peur à chaque instant de la balle de la nuque ; choisir le cancer de la prostate. Quitter la chaleur, la vitalité, la sensualité, le désordre ; se diriger vers le froid et le confort léthargique. Quitter la dictature qui veut vous tuer ; craindre l’inconnu plus encore. Quitter un pays dans lequel rôdent les léopards et les tontons macoutes, mais ne jamais réussir à échapper à soi-même. Abandonner derrière soi des dieux vaudou frileux et une partie de son esprit, emporter une accumulation de petites pertes. A la fille qui demande ce qu’Haïti va devenir si tous partent, la mère répond qu’elle ne sera pas pire que s’ils meurent tous.
Comment se sentir citoyen d’un pays qui veut votre mort ? Sur l’île, ils sont seuls. Otages. La dictature les retient prisonniers. Au long de la nuit de marche, au fil des rêveries, Dany Laferrière revendique le droit d’être un individu. Le droit de détourner les yeux du Palais national, de regarder plus loin, « de l’autre côté de la colline ». De ne pas parler de la dictature. De ne pas jouer le jeu d’un pouvoir qui vous emprisonne en se plaçant au centre de tout. De sortir de l’îlot mental auquel sa présence vous circonscrit, d’échapper au « cercle de feu » à l’intérieur duquel on mesure l’honneur d’un jeune poète démuni et désargenté à l’aune des remous qu’il provoque dans une dictature établie. Le droit de parler de culture sans parler de politique. D’avoir des désirs qui lui sont propres. « Et l’indifférence que j’ai toujours manifestée pour le pouvoir et sa propagande diabolisante ne jouerait pas en ma faveur. Car le rêve de tout pouvoir est qu’on s’intéresse à lui. »
Ultime insurrection, ces pages vibrantes et empreintes de poésie qui occupent l’espace malgré la dictature, cet hommage au parfum des ilangs-ilangs, à la vie qui grouille, à la mer magnifique au-delà les déchets du rivage, à la grand-mère Da de Petit-Goâve, assise sur sa dodine une tasse de café à la main. Sensualité de la cuisine de poisson et bananes vertes des femmes de Brise-de-mer, sensualité de la grâce mouvante des jeunes filles de Pétionville, vibration de leurs corps et palpitation de leurs âmes, flamme de Sandra l’endiablée et douceur du cœur de Lisa qui s’endort. Dense nuit où dansent la musique des corps et des mots, l’amour du rythme et du jazz, qui traversent toute l’œuvre de Dany Laferrière. Du souvenir au spectacle du théâtre, du rêve qui s’étire et déforme le temps à la réalité planante qui l’accélère, de la noirceur de la nuit à la naissance du jour, le lecteur allonge le pas sur les traces de Vieux Os, opérant à son insu d’incessants allers retour du visible à l’invisible. Magie vaudou de cette écriture pulsatile placée sous l’égide de Legba le médiateur. Ce sont une grande sensibilité et une grande humanité qui animent Dany Laferrière, lui qui remet avec sagesse la contemplation au cœur du mouvement d’écrire.
Le Cri des oiseaux fous, qui n’était plus disponible depuis une dizaine d’années, s’impose comme une présence. Sa lecture est riche et essentielle, et l’on remercie chaleureusement pour sa réédition les éditions Zulma qui savent provoquer de précieuses rencontres entre auteurs et lecteurs.