« L’homme est le roi.
L’illusion de l’homme est la reine.
Ensemble, ils forment la monarchie qui gouverne le monde. »

 

Le Roi et la Reine, Ramón Sender

Lever de rideau. Au sous-sol du château, une piscine, la fraîcheur de la pierre, et rien, rien entre les murs et la tenture — un minuscule papillon blanc s’échappe. La duchesse se baigne, la camériste ouvre la porte, Romulo porte un message. « Romulo, un homme ? » Le jardinier. Un domestique, un animal, un meuble. Devant l’objet, la duchesse se montre nue. Le lendemain, tout bascule. Guerre civile. Les troupes nationalistes attaquent Madrid, le duc disparaît dans les combats, les républicains réquisitionnent le château et expulsent tous les domestiques. Membre par hasard d’un syndicat de gauche, Romulo demeure avec les soldats. De lui, dépend désormais la sécurité de la duchesse réfugiée en secret dans le donjon. Huis clos, château labyrinthe, parc troué d’obus, fours de caléfaction, motus et bouche cousue.

Poupées, poupées, petites marionnettes. La Reine descend à rebours du haut de la tour. Cinq, la terrasse donne sur le parc, le visage de la Reine se découpe devant une marine. Quatre, le projecteur est coupable et le Roi emplit de soleil une tapisserie de Goya. Trois, font les petites marionnettes devant l’étranglé de Zurbarán. Deux, le Greco ressuscite. Un, console, berceau, miroir, la flamme de la morte. Dans l’escalier, le soulier du diable ; dans l’ascenseur, des roses blanches et un squelette élégant qui écoute un madrigal. A la cave, le nain nazi est fou et étrangle les rats ; dans les bois, Cartucho veille, soldat rouge. Poupées, poupées, petites marionnettes.

« Romulo, un homme ? » La phrase, dans le crâne, tourne en rond. Lentement les bourdons s’enfoncent dans les arums. La duchesse sans nom, enfermée, dissimulée, reçoit des visites nocturnes qui, aux yeux de son gardien, la mettent en danger. Le « diable », amant, rôde, le mari prend sans compter, le jardinier est fasciné. L’un se moque, l’autre accomplit, le troisième admire. « A coups de canon, à coups de couteau, par le sang et par le feu », dans l’eau croupie, Romulo boit le souvenir de la nudité ducale, boit jusqu’à la lie l’homme chassé par le jardinier, l’homme résigné. Il rêve. Elle jette des os au chien. « Pour le fuir. Et pour l’attendre aussi. » Elle, Madame, la duchesse. Femme, ambition idéale, illusion du jardinier qui, au-delà du désir, imagine qu’elle puisse voir en lui l’homme, le Roi qui la rêve. Elle, vous, tu descends les marches.

Autour, l’on tue. Tout explose. Faisceaux des projecteurs, attaques aériennes, canons, bombardement, décombres. Corps plié de femme, cheveux brûlés, épars. « On se bat partout. » Guerre en arrière-plan, qui bouleverse les ordres, perturbe les hommes. Toile de fond zébrée d’éclairs. Partout, des morts. Cendre de corps. On est enfermé, coincé entre ce Roi et cette Reine, homme en devenir et femme qui peut-être. Souvenir – pas tout à fait – d’Auto-da-fé, de maître et d’esclave. Septième proposition indécente : « Deux êtres se mettent à nu. Le rapport de domination et de possession entre les deux est déséquilibré ; les cartes sont brouillées ; le roi et la reine finissent par inverser leurs positions. Tête-à-queue. » Désir, retournement, entrelacs. — La maîtresse lit Sade et pour le jardinier tout texte imprimé est nécessairement vrai. Nous observons. Le nœud, la descente des degrés. Le motif des marches, enroulées, répétées. (L’ascenseur, parfois, court-circuite.)

Dans ce jeu d’échecs en trois dimensions, lire l’inconscient dans la verticale. Guignols en abymes, les pions évoluent entre les cases et enjambent les ponts pour sauter dans les précipices. En abscisse : nudité originelle, clandestinité, fantasme, guerre. Plus ordonnés, le parc, la conciergerie, les fours, le château, le donjon aux cinq étages, la salle d’armes, la cave. L’intérieur, l’extérieur, le songe et la réalité se brouillent. Le lecteur, comme un funambule, oscille au-dessus de ses propres abysses sur le fil des dessins envoûtants d’Anne Careil qui illustrent le roman. Jeu de voiles, sérendipité, multiplicité gigogne des sens : « Je ne suis pas séquestrée, Romulo, mais cachée. » Le Roi et la Reine se livre par paliers, par persistance rétinienne, délivrant un sentiment d’étrangeté truffé de symboles, de faux-semblants et de mises à nu.

Anne Careil, éditions Attila.

 

Injonction :

1. Fouiller le site de la Horde.

2. Explorer un univers graphique.

Le Roi et la Reine, Ramón Sender. Traduit de l’espagnol par Emmanuel Roblès. Suivi de « 19 propositions indécentes » de Grégoire Haehnel. Dessins d’Anne Careil. Editions Attila, 2009.