« L’une des raisons pour lesquelles si peu d’entre nous agissent jamais, au lieu de réagir, c’est que nous étouffons sans cesse en nous nos impulsions les plus profondes. Je peux illustrer cette pensée en choisissant de montrer par exemple la façon dont la plupart d’entre nous lisent. S’il s’agit d’un livre qui nous excite et qui nous pousse à penser, nous le parcourons à toute allure. Nous avons hâte de savoir à quoi il mène ; nous voulons saisir, posséder le message caché. Sans arrêt, nous tombons, dans de tels livres, sur une phrase, un passage, parfois un chapitre tout entier, qui nous stimule et nous aiguillonne au point que c’est à peine si nous comprenons ce que nous lisons, tant notre esprit est chargé de pensées et d’associations qui lui sont propres. Comme il nous arrive rarement d’interrompre notre lecture pour nous abandonner au luxe de nos pensées ! Non, nous étouffons et nous réprimons nos pensées, en prétendant que nous allons y revenir quand nous aurons fini le livre. Mais nous ne le faisons jamais comme de bien entendu. Comme ce serait mieux et plus sage, et aussi combien plus instructif et plus enrichissant si nous avancions à une allure de tortue ! Qu’importerait qu’il faille un an, au lieu de quelques jours, pour finir le livre ! »
La vie, la vie avant tout !
Lisons de moins en moins, écrivons davantage de livres ! Voilà le cri qui résume le mieux Les livres de ma vie d’Henry Miller chez qui la primauté de la vie et de l’expérience prévalent sur tout. Quelques semaines après la lecture de cet essai, un mois après ma dernière critique, malgré ma boulimie de livres chronique, je vous confesse me ranger à ce conseil de Miller : prenez le temps de méditer sur ce que l’auteur vous dit, laissez flotter vos pensées, prenez un an pour lire un livre, méditez sur ce que l’auteur vous dit, construisez votre réflexion plutôt que de tout ingurgiter en voulant sauter l’étape de la digestion. Cherchez chez l’autre la sincérité, la pensée qui va vous nourrir et vous éveiller, apprenez à être touchés. Et puis écrivez !
Si Miller se pose ici en lecteur, c’est surtout en tant qu’auteur qu’il nous parle, lui dont l’imaginaire et la pensée ont été nourris par les rencontres tant réelles qu’imaginaires d’écrivains qui ont constellé sa vie. Evoquant la modification de ses lectures au fil des ans et la transformation d’une lecture compulsive de la jeunesse en la quête de « l’élément fécondant » de l’écrivain, son essai gravite autour de l’écriture et de la force créatrice. L’aveu de lire souvent « pour chercher une confirmation » de sa propre réflexion précède le prône d’une lecture éveillée, dont le but est l’émancipation de l’être humain de sa prison de pensées toutes faites. Lorsqu’il nous parle de ses influences, curieux de ceux qui ont inspiré à d’autres ses livres préférés, Miller s’adresse finalement peut-être autant aux écrivains qu’aux lecteurs, et en cela est à la fois fascinant et passionnant.
« Un livre vit grâce à la recommandation passionnée qu’en fait un lecteur à un autre. »
Il est de ces livres foisonnants qui, longtemps après les avoir lus, continuent à émailler nos pensées : Les Livres de ma vie est de ceux-là. Je vous parlais déjà dans mon article sur le Viva de Patrick Deville de mon intérêt pour les auteurs qui parlent de livres, pour la constitution pierre après pierre d’une bibliothèque idéale aux fondations toujours changeantes, pour les liens qui se tissent à travers les pages et les années entre les écrits. Dans notre amour de la lecture et de la pensée qu’elle engendre, certaines phrases de nos livres nous percutent tellement que nous les recopions, les relisons, nous les remémorons à tel point qu’elles deviennent presque nôtres.
Henry Miller met en lumière l’émotion que nous avons, parfois, à retrouver ces citations chez des auteurs que nous affectionnons, cette émotion que je ressens quand il fait l’hommage de Giono, de Lawrence, de Whitman, de Dostoïevski, quand il évoque ces passages que j’ai lus moi aussi, lus et retenus avec soin. Je trouve toujours intéressant et enrichissant de savoir ce qu’un auteur pense d’un autre, et si certains des écrivains qui ont enrichi l’univers de lecteur de Miller me sont étrangers, ces quatre-là me parlent plus particulièrement. Leur hommage me touche autant qu’il leur apporte un éclairage nouveau, qui me révèle certains aspects de leur œuvre qui m’étaient jusqu’alors inconnus et que pourtant, par la voix de Miller, je trouve déjà familiers.
Une partie différemment fascinante des Livres de ma vie est cette culture littéraire anglo-saxonne de la fin du 19e siècle qui ne parle pas à la lectrice du 21e siècle que je suis. Nombre d’écrivains anglais de l’époque me sont inconnus, et me semblent rares par le peu (ou l’absence) de traductions et d’éditions récentes de leurs œuvres. Pour en citer quelques-uns dans le désordre, très éloignés les uns des autres, je pense aux essayistes et romanciers Richard Jefferies, John Cowper Powys, ou bien à l’auteur de romans d’aventures Rider Haggard. Ces auteurs, majeurs d’une façon ou d’une autre pour Miller, m’apparaissent comme un pan culturel lointain, à la fois important et presque inaccessible, et cependant partie intégrante d’un foisonnement intellectuel riche et prolifique.
L’homme exalté.
« Quoi qu’il en fût, chaque fois que cela arrive, chaque fois qu’un livre s’acquiert immédiatement une audience universelle, on est je ne sais pourquoi convaincu qu’il reflète fidèlement la personnalité de l’auteur. C’est à croire que jusqu’à ce moment-là, l’homme n’existait pas. Ou peut-être convient-on que l’homme existait, mais pas l’écrivain. Et pourtant, si paradoxal que cela puisse sembler, l’écrivain existe avant l’homme. L’homme ne serait jamais devenu ce qu’il est s’il n’avait pas eu en lui le germe créateur. Il mène la vie qu’il rapporte en mots. Il rêve sa vie avant de la vivre ; il la rêve pour la vivre. »
Au-delà du livre qu’il a entre les mains, attentif au mouvement, au changement, Miller cherche l’homme, indissociable de l’écrivain. Son amour de Cendrars – « de tous les auteurs modernes celui qui a été le plus près de nous révéler la source commune du verbe et de l’action » – est révélateur de cette quête : « Oui Cendrars est plein d’excroissances. Il y a des passages qui jaillissent du corps de son texte comme des tumeurs grandioses. Il y a des détours, des parenthèses, des digressions, qui sont l’embryon, la substance future de livres à venir. » Tant de matière, tant de vie, voilà qui séduit l’écrivain sulfureux dont la réputation que lui a faite la censure dissimule parfois la grande mystique. L’exaltation des sens et de la vie par Miller n’est pas sans rappeler celle qu’il admire chez Giono, la vision d’une vie cosmique qui relie la nature, les personnages, la pensée.
Cette sorte de religiosité s’exprime par son intérêt parfois surprenant pour la pensée orientale, pour le surnaturel, pour l’ésotérisme, pour la fin du monde connu et la conquête de l’espace, la science-fiction, la littérature de l’imaginaire, le romanesque, à travers des lectures extrêmement diverses allant de Krishnamurti à Madame Blavatsky en passant par Maria Corelli et les romans populaires. Il y a chez Miller une fascination cultivée pour les aventuriers, les héros de l’Histoire et les créations littéraires de « figures sublimes » qui touche le jeune lecteur dans tout son être, alors que l’écrivain futur sera stimulé par-dessus tout par la vie et ne cherchera plus dans ses lectures qu’à extraire ce qui est vital. Peut-être qu’entre ce qui enflamme nos cœurs d’enfants et ce qui éveille nos esprits d’adulte, il n’y a qu’un pont qui nous rappelle à notre être, à qui nous sommes, invariablement…
« Tout garçon digne de ce nom est un rebelle et un anarchiste »
Prétexte à un nouvel exercice autobiographique et à une évocation parfois nostalgique de la jeunesse new-yorkaise de Miller, de ses livres d’aventures et de ses sorties au théâtre, Les livres de ma vie, loin d’un décevant culte de la jeunesse qui serait « désastreux », devient au fil des chapitres un encouragement à se construire soi-même, une harangue contre les mauvais éducateurs, les mauvais pédagogues, les prescripteurs de tout poil dont l’enseignement est dépourvu de vision globale. Miller appelle à voir avec lui dans « l’univers tout entier (…) un livre ouvert », à ne pas nous endormir ni courber le dos en laissant la vie nous dépasser.
Une plaisante et enthousiasmante anarchie, au sens philosophique du terme, proche de la démocratie selon Whitman s’immisce entre les pages, et « j’espère qu’on comprend que par “démocratie” je veux dire un type d’individu indépendant et dont aucun gouvernement n’a pu encore éveiller suffisamment la loyauté pour faire de lui un citoyen. » Par sa liberté, par sa « sublime impatience », Henry Miller n’a de cesse de nous exhorter à aller délaisser la littérature caduque qui prolifère dans les cabinets d’aisance des lecteurs, à méditer sur les livres qui valent la peine que nous y consacrions notre temps libre, à nous concentrer sur l’essentiel, et à vivre.
Quant à moi, je ne vous en dirai pas plus, si ce n’est de laisser parler votre curiosité, car « dès l’instant que vous recommandez trop chaleureusement un livre, vous éveillez chez votre interlocuteur une certaine résistance. Il faut savoir administrer les éloges et les doser, calculer la durée du traitement. »