« Pourquoi l’effacement imminent de votre esprit ressemble-t-il moins à une sentence de mort qu’au retour d’un vieil ami ? »
« 1. L’enfance. Vous marchez dans la campagne, vous rencontrez un cavalier noir sur la route. Il vous défie et vous propose un tournoi de traits d’esprit. Votre intelligence est vive, affûtée par le calcul mental et la lecture précoce, mais le cavalier est assuré de sa victoire. Il dit qu’il existe un sujet sur lequel les jeunes filles s’estiment expertes mais qu’aucune, en vérité, n’est qualifiée pour l’aborder. C’est sur ce sujet qu’il compte vous poser des énigmes. À quoi le cavalier fait-il allusion ?
A. La musique.
B. La beauté.
C. L’amour.
D. La mort. »
1. L’amie d’enfance du narrateur, qu’il n’a pas revue depuis leur séparation forcée, se suicide dans l’école élémentaire qu’ils fréquentaient. 2. Dans sa poche, une page arrachée aux cahiers qu’ils noircissaient de plans et projets imaginés pour le Terrain d’essai, un lieu fictif où les potentiels candidats doivent passer des épreuves qui les confrontent à « la torture en échange d’un aperçu de ce que le cœur désire ». 3. La chambre sombre du narrateur, misanthrope obsédé par ses rêves. Il y rédige d’une traite « La Maison des épreuves », le manuscrit d’un test qui aurait pu, ou pas, sauver son amie si elle l’avait trouvé dans la pièce froide où elle s’est tranché les veines. 4. Le lecteur, après ces trente pages d’introduction et bien que prévenu de sa « froideur », se livre au test. Il se fraie un chemin à travers la batterie d’épreuves de la Maison et de ses trois sections, composées chacune d’une succession de courtes situations suivies de questions. — « Comment l’interprétez-vous ? Justifiez votre choix. »
Deux enfants inséparables à l’imagination morbide, deux fois deux poupées enterrées, un verger souterrain, un manège, une fête foraine, de nombreux sous-sols… La Maison des épreuves empreinte un chemin tortueux et une forme nouvelle, surprenante, déstabilisante, « un territoire de repli, un territoire alternatif tout en friches et cachettes », qui dévore le lecteur auquel elle est offerte en pâture. Elle explore l’enfance et l’adolescence, leurs hallucinations, leur sérieux et leur alter-vision de la réalité, elle exacerbe les pulsions autodestructrices et les met en scène pour les exorciser, les extraire de l’inconscient puis les déposer entre les mains du lecteur telles de petits monstres déformés qui palpitent encore.
La voix désincarnée et froide — voix, car je l’entends plus que je ne la lis — impose avec les épreuves de La Maison une interaction avec le texte et introspection forcée : le roman de Jason Hrivnak est un livre sphinx dont les énigmes ne peuvent que piéger. Dans la brume des blancs et des silences qui les relient, les filaments d’une seconde histoire s’échappent des esquisses de réponses qu’à notre insu nous formulons, alors que le livre sans merci déploie en nous des tentacules d’encre qui nous entourent le cerveau, se glissent dans les interstices, immiscent des questions que l’on ne se pose pas, que l’on n’imagine pas. Bulles qui éclatent sur la surface d’un étang troublé, que l’on ne saisit pas, mais dans lesquelles on voudrait se mirer. Noir étang, mais explore, explore davantage, au profond, quelque chose de collant et d’insidieux — « espoir de créer une résonance, de reproduire à la fois en moi et dans le texte la fréquence particulière de désarroi qui la poussait vers le suicide ».
Inspiré des jeux vidéo d’aventure et des action-RPG (lire la note de lecture d’Hugues Robert de la librairie Charybde), version altérée, paradoxale, redoutable et puissante des « livres dont vous êtes le héros », La Maison des Épreuves donne l’illusion d’un choix, quand réponses et résolutions ne restent qu’intérieures et ne renvoient jamais, sur le papier, qu’à l’exposition suivante. Pourtant, sur les pages, nous vivons, éprouvons, autant que les caractères, avec eux et peut-être même à leur place ou à rebours d’eux. Les interrogations provoquées par les bifurcations, les prolongements que le lecteur — moi — poursuit dans son for intérieur, les instants en suspens où je ne suis (suivre et être, ni l’un ni l’autre) plus le livre, ni moi, mais un moi créé par le livre, à la fois enfanté par lui et hors de son contrôle, ouvrent un espace intermédiaire. Mon inconscient, mon imagination, celle de l’auteur, celle des personnages s’y rejoignent et s’y échappent et ce flou demeure innommé, ni dit ni écrit, autre et infiniment intime. Soyons méfiants, cependant, car dans La Maison des Épreuves ce qui aiguillonne l’imagination l’aiguille, et l’on est poussé à l’intérieur de ce temps, de cet espace intermédiaire autant que l’on s’y évade. Les cauchemars que l’on y fera seront-ils bien les nôtres ? Le jeu est dangereux : l’on en ressort troublé — ou plutôt, réveillé.
La Maison des Épreuves, premier roman de Jason Hrivnak, est parvenu entre les mains de Claro, qui l’a traduit, dans des circonstances particulières. Autre signe, sa parution coïncide avec le deuxième anniversaire de l’Ogre, dont c’est l’une des parutions les plus marquantes et poétiques et qu’il faut lire, à tout prix.
Auteur, traducteur et éditeurs seront présents ce soir à la librairie Le comptoir des mots (Paris 20e).