« Personnalité — quel ennui — pour lesquels ces obstacles sont de fait une libération, déterminant la formation du caractère au sein même du théâtre de ses destructions, bien plus vastes — mince tourbillon créateur et contraire en ces temps si férocement corrosifs. L’esprit de notre lieutenant est libéré par la réorganisation implicitement causée par le désordre ambiant. Jusqu’ici, elle a profité de la guerre. Ce qui nous abat la fait prospérer ; dans le château, nous nous croisons, en miroir, et nous dépassons peut-être.J’aimerais assez entendre la suite de son histoire, mais, l’occasion s’en présentant, je laisse tomber notre précieuse cargaison. Au premier pont sur le torrent, je glisse, me cramponne à la rambarde humide et visqueuse et lâche mon volumineux fardeau, le sac et le fusil, si bien que tous les trophées du lieutenant s’envolent à tire-d’aile vers les rapides en contrebas. Le fusil se contente de disparaître sans faire de manières ; si sa chute est sonore, le fracas se noie dans l’écume incessante de ce torrent abrupt. Le sac tombe plus lentement, heurte un remous et laisse échapper ses petits corps. Les oiseaux s’éparpillent ; l’eau écumeuse se remplit de plumes, de plomb, de chair et les volatiles trempés — plus menus que jamais — flottent et dansent et s’enfuient au fil de l’eau légère. »
Sur la route, une interminable horde de réfugiés, l’odeur de diesel d’un camion, un véhicule enflammé, des morts, des hommes armés. Accompagné d’une femme, le narrateur rejoint la lente procession à bord d’une voiture à cheval. Le couple a quitté au matin son château, devenu forteresse inutile. Flou du territoire et de l’époque. Une guerre, sur la fin peut-être. Aux premiers abords, un passé lointain et une contrée balkanique contredits par la modernité des armes et quelques indices du discours. Plutôt, alors, un présent proche et les paysages d’une Ecosse fictive. Induisant déjà le malaise de l’incertitude, un premier décalage s’immisce entre les mitrailleuses et 4×4 climatisés et la charrette des aristocrates. Si les premières pages annoncent une fuite ou un exode, la réalité bifurque rapidement lorsqu’une féroce lieutenante à la tête de soldats irréguliers force le couple à faire demi-tour et réquisitionne le château. L’impossibilité de la fuite et le macabre du conte s’incarneront dès lors dans l’image menaçante de trois pillards pendus par le lieutenant au sommet d’une tour. Au-dessus d’eux, en guise d’étendard, pitoyable, détrempée, la peau d’un tigre des neiges.