« Cicatrice-feu, visage-félin, arbre carbonisé à la base. (C’est le corps.) »
« Je n’arrive pas à la retenir dans la réalité ; elle ne cesse de s’échapper dans le désert. » Sur le bord de la route, une vieille femme boit et brise le verre et tord les fils de fer. Elle attache les bris et les perles, les relie et sculpte, cette vieille femme qui n’est pas un personnage de l’histoire familiale, qui est l’avatar d’un souvenir, qui est matériau transmuté pour servir le paysage du désert, un paysage de diners, de trading posts, de mobile homes, de villes fantômes, de scorpions pris dans la résine. « Regardez la femme interpréter le lent massacre, la main du vent qui pulvérise. » La Fille Léopard glisse dans la nuit, les ondes de chaleur qui émanent des pierres ondulent au rythme de ses mouvements de chat. Pied léger, hanches lascives. You, Animale Machine — dans le creux de tes empreintes, une femme, fille de ta fille, tisse des rêves, des poèmes, des chants et des imprécations, lit tes souvenirs et suit ta trace. Les histoires, les récits, les versions contradictoires qui mènent jusqu’à toi sont des « lares familiares » qui occupent toute la place du siège passager de la voiture qui roule vers le désert des Mojaves, où ton absence demeure.
Helene Pappamarkou, Eleni, Elaine, Elayne, la Grecque prodige, Marco la Femme Chat, Melena la Fille Léopard, Melanie la danseuse serpent, Marko « affranchie, excitante, elle réinvente la danse », Melaine Marko, Elaine Marko, l’Enfant Sauvage. Effeuilleuse, vendeuse de pierres dans le désert, trois fois mère, cinq fois mariée, tu danses le tsifteteli et le hoochie-coochie dans ton costume tavelé. Ton histoire trouve ses sources dans la Catastrophe d’Asie Mineure et les traversées successives de l’Égée puis l’Atlantique par des milliers de réfugiés. Ses origines remontent aux fumées mêlées de l’incendie de Smyrne, des fumeries et des usines de Detroit, aux plaintes du rebetiko (« la musique des parias et des damnés »), aux premières danseuses du ventre américaines. Elle est « l’histoire miniature du regard sur les femmes » et se perd dans les mystères d’Éleusis et les esprits tutélaires de Demeter et des naguals. Elle est initiation qui puise sa force dans un souffle, une énergie et une puissance qui sont Femme. Helene, Elayne, Eleni : un prénom pour trois générations, trois « filles qui sont mères et qui sont filles de mères » (1). Femmes « féroces », « non domestiquées », portées par la tension entre liberté et violence, et la fureur de recommencer, toujours. — « Épouse-la cinq fois et cinq fois libère-la. […] Cinq fois, y trouve de l’ombre, une fraîcheur sous le toit bas. […] Cinq fois l’endroit est brûlant, ou bien glacé. Elle recule, sort de l’ombre et monte sur le toit du monde. Davantage de soleil là-haut. »
Animale Machine se fraie un chemin à travers les morceaux d’une histoire déchirée, une histoire de marges, d’immigrés, de voyous, de freaks, de petite pègre, de cabarets, de motels, d’échecs répétés, de violence entre hommes et femmes, entre parents et enfants. Récit discontinu qui se déploie dans les blancs, les silences, les marges, explore les détails réels d’un passé parfois réinventé, comme une brume lumineuse que les mots captent et révèlent, le portrait de la Fille Léopard n’a rien de linéaire. Il échappe aux conventions et aux carcans des mémoires et tombeaux, mêle souvenirs collectés, fiction, récits, poèmes et scrapbook, et laisse une place aux réactions familiales. Le projet Melena d’Eleni Sikelianos « fait partie d’une histoire familiale plus vaste », dont Le livre de Jon abordait le pan paternel. Son travail mémoriel, fruit de longues recherches, « réseau d’offrandes familiales, tissées en noirs filaments lumineux, la tunique enduite du sang de Nessus qui brûle la peau, blessant les susceptibilités », ne s’adonne jamais à l’analyse du rapport à la mère et à l’aïeule ou à l’autoportrait. Il ne cherche pas non plus à établir une vérité historique ou biographique, mais plutôt à transmettre les pointillés d’une vie, les ombres projetées sur elle par les souvenirs qui survivent à sa disparition, les traces qu’elle a laissées, empreintes et contre-empreintes, rêves, questions, mystères.
Animale Machine est poésie sauvage, brûlure et vision. Dans la collision des formes qu’il empreinte, dans le mouvement qui s’engendre dans les territoires vierges de légendes et de glose, dans les interstices entre textes et images, il est voix. Une voix, qui pour nous atteindre, est portée par la très belle traduction de Claro.
Animale Machine, « La Grecque prodige », Eleni Sikelianos. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claro. Actes Sud, 2017.
(1) Expression empruntée à un texte de Marie Cosnay lu à Nantes lors du festival Midi/Minuit de décembre 2016.