Poèmes corpus Affiches

En mars dernier, les éditions Isabelle Sauvage ont lancé la collection corp/us avec une première série de publications panafricaines, qui regroupe un recueil de poésie et cinq coffrets qui contiennent chacun un poème-affiche et un disque qui donne à entendre le poème lu dans sa langue originale puis dans sa traduction française, les deux versions s’entrelaçant ensuite en duo dans une création sonore. « corp/us prend corps en voix ; s’écrit en plis de paroles se déployant, incarnées, sonores ; existe dans ces gestes de langue s’accomplissant entre les langues, au vif du dire. corp/us rêve une sphère déboussolée où se dessinerait une nouvelle cartographie de l’être – déplacé – au monde. » Dans ce très beau manifeste s’affirme la ligne de la collection, une volonté de sublimer le passage d’une langue à l’autre, de porter le poème plus haut, plus fort, par la multiplicité des voix qui, le disant, se répondent. Un projet porté en elle depuis longtemps par Sika Fakambi, créatrice et directrice de la collection, et traductrice littéraire (Notre quelque part de Nii Ayikwei Parkes et Love is Power, ou quelque chose comme ça de A. Igoni Barrett aux éditions Zulma ; Georgia et Carnet Bartleby d’Andrew Zawacki aux éditions de l’Attente).

La prière de mon père de Kofi Awoonor, traduit par Sika Fakambi.

La prière de mon père, Kofi Awoonor, Sika Fakambi
Extrait : lecture de la version originale (anglais).

Danser. Danser, entre les langues, avec les mots, danser sur le feu des poèmes, danser pour propager l’onde, la vibration. Traduire, pour donner corps au texte et à la langue. « Traduire dans une urgence, se dire que le texte doit exister dans mon corps, dans ma bouche, dans ma langue, que je le façonne pour moi, en moi, mais le faire pour [l’auteur], pour lui envoyer son poème dans une autre langue, la mienne. » (1) Traduire dans un geste qui répond au geste de l’auteur qui écrit vers nous, lecteurs. L’écriture, en un mouvement : lire, se laisser traverser, submerger, et dans le même temps écrire pour redonner. Il y a ce regard et cet élan, élan dirigé vers l’autre, qu’il soit l’auteur ou le lecteur inconnu, et vers soi-même, vers une compréhension affinée de soi. « Un tout qui quitte l’intérieur de l’auteur pour rejoindre un extérieur ouvert à tous, et enfin pénétrer l’intimité d’un lecteur, en d’incessants va-et-vient qui traversent les frontières de l’intime et de l’extime. » (2) Rechercher, par et dans l’écriture du texte de l’autre de ce qu’il a modifié en nous. Pourquoi ce tremblement, pourquoi ce saisissement, comment le retranscrire, comment l’explorer d’abord, puis le partager, le transmettre. — « Énergie cinétique — décuplons le mouvement, transmettons l’uppercut. » (2)

Negus de Kamau Brathwaite, traduit par Sika Fakambi.

Negus de Kamau Brathwaite, traduit par Sika Fakambi.

« Ça n’est pas
ça n’est pas
ça n’est pas assez
d’être arrêt, d’être béance
d’être vide, d’être coi
d’être point-virgule, d’être semi-colon, semi-colonie ;
lance-moi la pierre
qui confondra le vide
trouve-moi la rage
et je raserai la colonie
comble-moi de mots
et j’aveuglerai ton Dieu. »

Extrait : lecture croisée de la version originale (anglais) et traduite (français).
« Le temps de la traduction peut aussi être un saisissement, comme le temps de l’écriture. » (3) Sika Fakambi nous rappelle avec corp/us l’essence même de la traduction : être touchée, bouleversée, modifiée par un texte, et le livrer à d’autres, avec sa sensibilité, son histoire et ses propres mots au plus proche de ceux de l’auteur, les transposer avec plaisir dans sa langue, dans une autre forme de pensée. Avec corp/us, la traduction dépasse l’écriture et devient voix qui prolonge l’écrit pour interroger plus loin encore le subtil et complexe rapport à soi et à l’autre, de façon à la fois plus intime, plus forte, plus politique aussi — comme est politique l’acte d’afficher les poèmes sur les murs. Il y a, dans ces coffrets, une volonté de faire circuler la parole, de « ramener la poésie au cœur de la cité » en mettant en scène le poème, de le livrer dans toute sa puissance évocatrice, par la lecture publique, par l’affiche, par les langues qui résonnent en duo sur les disques.

La moitié d’un citron vert de Nii Ayikwei Parkes, traduit par Sika Fakambi.

« Lui, attend. L’air qu’il fredonne, je l’aime ;
un solo de Jimmy Smith aux harmonies de ténor.
Silence, et me tend sa tasse encore intacte.
Nous parlerons en sirotant le thé brûlant. »
« And this week, I buy seven perfect limes. One
for every new day. I will slice them in two
each morning, squeeze one half for me, and one
half into an empty cup. For the memories. »

Extrait : lecture croisée de la version originale (anglais) et traduite (français).

Cinq poèmes qui ne peuvent pas laisser indifférents. Cinq voix dont on se rappelle l’instant où on les a, pour la première fois, entendues, dans un café de Port-Louis. Les voix successives, mêlées. Les langues — maternelles. Langue de la mère, deux fois. Langue de ta mère, langue de la mienne. Langues mêlées. La voix de Nii Ayikwei Parkes aux intonations marquées, la voix vibrante de Sika Fakambi. Deux voix chaudes. Les mots vibrent dans l’air. Recevoir, en deux langues. Recevoir deux fois, plus fort. Cinq poèmes, lus deux fois et deux fois reçus. À la troisième, sur le disque, les mots déjà sont mémorisés, se sont gravés, et déjà notre voix nous échappe presque pour se joindre aux deux autres. Ne pas oublier ces mots, le frisson, quelque chose qui se déploie, qui vient des entrailles, de profondeurs de soi, qui par nous qui recevons s’inscrit dans la mémoire collective.

Notre voix de Noémia de Sousa, traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues.

« nossa voz África
nossa voz cansada da masturbação dos batuques da guerra
nossa voz gritando, gritando, gritando! »

Extrait : lecture de la version originale (portugais).
Par-delà les continents, les langues et les années, l’émotion se propage et gagne en énergie, en vivacité. Être bouleversée par les mots portugais de Noémia de Sousa. Entendre clamer sa voix dans celle d’Élisabeth Monteiro Rodrigues qui l’a traduite, et dans les voix des femmes qui la lisent. La force des voix, portant la voix d’une seule, une très jeune femme mozambicaine de la fin des années 40. Dans ces voix d’aujourd’hui, le passé des voix qui les ont précédées. Des voix qui portent mémoire, relayée par des voix qui transmettent, qui diffusent, élargissent le cercle de ceux qui reçoivent. Poèmes corporels, corps qui relaient, de l’oreille à la main, de la main à la bouche. Corps relais des poèmes-corps. Où j’apprends à ma mère à donner naissance, Notre voix, Blood money (remix), Negus, La prière de mon père, La moitié d’un citron vert. Ces poèmes, tous, ont une immense puissance d’évocation, une puissance incantatoire, une puissance mémorielle. Invoquer le souvenir du père, deux fois. Invoquer l’esclavage, invoquer la colonie, invoquer l’exil et la déportation. Invoquer les corps des disparues, les voix des disparus et en un poème : renaissance. Invoquer le corps des femmes, des mères, des sœurs, des tantes et des grands-mères, leurs sexes, leurs désirs consumés, leurs peurs, leurs fuites, leurs maladies. Transmission d’un passé, d’une image, d’une colère, d’un souffle de liberté.

Blood money (remix) de Maud Sulter. Traduit en français par Sika Fakambi et en allemand par Anna-Lisa Dieter.

« There’s no way I can make this poem rhyme. Would you?
Monique may be near you right now. She haunts me. Now, close your eyes and imagine a German. Close your eyes and imagine, a Belgian, a Muslim, a Protestant, a Croat, a Celt, a Bosnian, a Jew, a Slave, a Pole, a Canadian, a Catholic, don’t stop, the list is as endless as the human race … »

Blood Money, Maud Sulter, Sika Fakambi
Extrait : lecture de la version traduite (allemand).
Déclamation, les mots et les voix qui butent. Qui ne sortent pas. Pour dire le refus, la colère. Pour dire « esclavage », « colonie », « déportation ». Oralité, scansion, encore. Des murmures en arrière-plan. Un chant, un cri. Le poème enflé par la superposition des voix. Puis, connaître l’intimité et la sensualité d’un petit matin. Affronter les lignes qui s’extirpent, qui extraient, qui arrachent, montrent. Se saisir de la voix du poète, la faire nôtre, sentir en nous gonfler les mots de l’autre jusqu’à ce qu’ils se déversent de nous, imprégnés de nous, modifiés, transformés, sublimés par l’alchimie interne, par le contact du fer et du feu de nos corps creusets.
Corpus, Sika Fakambi
  1. Extrait de « Au singulier », rubrique de l’émission Nouvelles vagues de Marie Richeux, diffusée le 23 juin 2016 sur France Culture :  https://www.franceculture.fr/emissions/au-singulier/sika-fakambi-45-negus
  2. Extrait de Renverser les grilles de lecture, donner lieu, faire place, être turbulent·e·s, assemblé·e·s. Manifestes. par Lou et Eric Darsan, sur l’antre de l’Ogre.
  3. Extrait de La danse des mots, émission d’Yvan Amar,  diffusée le vendredi 24 mars 2017 sur RFI : http://www.rfi.fr/emission/20170324-corpus-collection-sika-fakambi-isabelle-sauvage
  • Graphisme affiche : Florence Boudet
  • Crédits photos : Sébastien Salom-Gomis. Pour Notre voix : Lou Darsan.
  • Création sonore : Samuel Lietmann. Pour Negus : Création sonore : Célio Paillard / Arrangements : Samuel Lietmann

Un grand merci à Sika Fakambi, Florence Boudet et Samuel Lietmann pour le partage généreux  de ces visuels et extraits sonores !