L’Hérésie de fra Serafico et autres histoires que Toto m’a contées, Baron Corvo

 

« Le lion grec perd sa peau de serpent septentrional entre les brumes de Venise ». Une devinette, envoyée peu avant sa mort par le Baron Corvo à Corto Maltese. Une Fable de Venise, à l’origine de ma première rencontre avec le Baron. La mention de son nom, sur la couverture d’un livre, suffit à réveiller l’imagination, à invoquer des images de la lagune, des poèmes de Byron ou des dessins d’Hugo Pratt, à émoustiller un esprit avide de mystères, de labyrinthes, et d’un romantisme fiévreux. Le Baron, dans les livres qui l’évoquent, dépasse le cadre de son existence réelle. Longtemps après sa mort, il mène la vie d’une image, d’une fiction, d’un fantasme. Son premier biographe, A.J.A. Symons, l’entoure lui-même d’une aura sulfureuse plus proche de l’archétype, du conte, que de l’homme qui a réellement existé. La réalité est bien sûr ailleurs, disparate, loin du rêve mais non moins surprenante, étonnante.

Avant de lire L’Hérésie de fra Serafico et autres histoires que Toto m’a contées, il faut s’emparer de la préface de Julien Delorme, se familiariser avec le Baron, lever le voile qui le recouvre. Lui aussi a rencontré l’écrivain au détour d’une aventure de Corto Maltese. La découverte plus tardive de ses romans, dans les réserves d’une librairie, prolonge d’une certaine façon le mystère et donne naissance à la réédition des nouvelles que nous avons aujourd’hui entre les mains. A la lecture de son texte de présentation, l’on découvre un jeune londonien, Frederick Rolfe, issu d’un austère milieu protestant, qui se convertit au catholicisme romain, étudie la théologie, se destine à la prêtrise, échoue, est expulsé du Collège écossais de Rome et se réfugie quelque temps en 1889 dans le palais de la duchesse Sforza-Cesarini. De ce séjour, naîtront le pseudonyme de Baron Corvo et les Histoires que Toto m’a contées, publiées par les fameux Yellow Books londoniens à son retour en Angleterre.

L’Hérésie de fra Serafico et autres histoires que Toto m’a contées, le premier recueil donc publié par le Baron, consiste en six nouvelles hagiographiques relatant dans un style enlevé tout à fait drolatique les péripéties des vénérables saints catholiques au Paradis. Librement inspirées de la superstition rurale et des légendes italiennes qu’elles parodient, elles sont dans l’histoire rapportées au Baron Corvo par Toto, un vrai Romain de Rome, Monsieur. Forte tête d’une troupe de ses semblables qui accompagne le Baron dans sa découverte du pays, ce garçon dont la chemise blanche ouverte dévoile sans pudeur la peau mate, aime courir nu dans les vergers des Capucins et embrasser à la nuit tomber une Béatrice androgyne. Sa vivacité et son impudeur n’ont d’égales que celle des saints qu’il décrits à l’image de dieux romains chahuteurs dans un Paradis gouverné par La Sua divina Maestà qui ressemble fort à l’antique mont Olympe.

Avec alacrité, l’on découvre donc dans une querelle entre san Pietro et san Paolo l’origine du grand incendie de la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs ; la pudibonderie de san Luigi face à l’entrain de san Pancrazio et la nudité éhontée de san Sebastiano ; la méchanceté de la mamma de san Pietro ; des chérubins capricieux avec des ailes en lieu et place d’oreille ; le tourment éternel des diavoli et la conduite irréprochable de San Michele Arcangiolo ; des anges colossaux qui transportent les saints sur leur cou-de-pied ; la langue d’or de fra Serafico ; sans oublier le sempiternel conflit entre franciscains, capucins et jésuites… On rit franchement de ces joyeuses facéties rehaussées par le parler coloré de Toto, alors que le regard (hérésie !) ne peut s’empêcher de glisser sur les corps élancés de tous ces éphèbes italiens, bien tentateurs pour des saints…

On ferme le livre ravi et plus intrigué qu’on ne l’était en l’ouvrant, fort curieux de découvrir les autres textes de Frederick Rolfe qui n’a pas hésité à se peindre en pape couronné dans Hadrien VII (épuisé chez 10/18) avant de quitter de nouveau Londres pour Venise. Querelleur, excentrique, homosexuel notoire, il y mourra après avoir vécu dans la misère, dormi sur les plages du Lido et erré sur le Grand Canal dans un bateau abandonné, nourrissant sa légende et, surtout, écrivant. De lui, naîtront encore Don Tarquino et Le Désir et la poursuite du Tout qui végètent au catalogue de Gallimard depuis 1962 et 1963 sans particulière mise en avant. Une œuvre qui mériterait certainement l’éclairage et le travail réalisés par L’œil d’or pour L’Hérésie de fra Serafico et autres histoires que Toto m’a contées

L'hérésie de Fra Serafico, Baron Corvo

L’Hérésie de fra Serafico et autres histoires que Toto m’a contées, Baron Corvo, traduit de l’anglais par Francis Guévremont. Paru aux éditions L’œil d’or en 2015.