Low Down, A.J. Albany

Jazz, came et autres contes de la princesse be-bop.

L’annonce prometteuse du sous-titre colle parfaitement à ce petit livre mordant sorti au début du mois chez Le Nouvel Attila. Du jazz : partout, entre les pages, en filigrane, en sourdine. De la came : en intraveineuse, première nécessité, défonce ravageuse, qui veille en maîtresse jalouse sur les carrières et les beautés déchues, qui attrape les corps et les entraîne au fond d’une Los Angeles. Une princesse be-bop « d’ascendance musicale royale, fille du légendaire Joe Albany », gamine blonde et sémillante, caustique, paranoïaque, qui nous conte l’enfance avec son père, pianiste blanc à la trajectoire abîmée qui a joué avec les plus grands avant de sombrer dans l’héroïne et l’oubli.Low Down, conçu à l’origine comme un recueil de notes pour le réalisateur Jeff Preiss – qui l’a adapté sur grand écran l’année dernière – construit en de courts chapitres l’enfance et l’adolescence décousues de l’auteur, comme autant de morceaux en différentes tonalités. Une écriture rythmée, quelques punchlines qui balancent, un ton incisif, et voilà que l’on se surprend à lire le livre à voix haute. Forcément, l’on pense à Dan Fante, autre petit-fils de rital et fils d’artiste à L.A. qui arpente en limousine le même Hollywood des années 70. On pense bien sûr aussi à Phoebe Gloeckner alias Minnie Goetze qui, quelques 350 miles plus au nord, vit à San Francisco une adolescence californienne aussi déstructurée et à la coupe pleine à ras bord de drogue et d’adultes à la ramasse où mal intentionnés. Mais dans la version d’Amy Jo, le père est adulé, héros bringuebalant et sous-estimé.

Hipsters et héroïne.

« J’ai rencontré une fille géniale que j’ai dans la peau, qui m’a dans la peau, — vingt-deux ans, jeune, dans le vent (ex-chanteuse, grande copine de Brubeck, elle connaît tous les gars à la peau noire, c’est une ancienne hipster), d’une beauté vraiment chic et classe – elle a un esprit déjanté, supérieur à celui de toutes les filles que j’ai connues… — elle est pleine de vie juvénile, d’une intelligence redoutable. Quel amour… Rien d’une fille normale et chiante, sans être une tarée. On a tout de suite flashé – c’est dingue et génial. »

— Extrait d’une lettre d’Allen Ginsberg à Jack Kerouac, citée dans Low Down.

 

A. J. & Joe Albany, 1977,  Low down
A. J. & Joe Albany, 1977 © Low down

Gamine, Amy Jo Albany fréquente moins de hippies que de hipsters rescapés des années 40 et de la Beat Generation. Une mère heureusement absente, amoureuse de « la bouteille de l’oubli », dont le plus grand exploit est de s’être fait plaquer par un Allen Ginsberg encore hétéro ; un père dont la vie a basculé lorsqu’il a rencontré la même année Charlie Parker et l’héroïne. Bird fera de Joe Albany son deuxième choix, Lester Young dira qu’il était « le meilleur pianiste blanc », il réussira à présenter une de ses compositions à Monk sans se faire virer, et plus tard Chet Baker touchera le fond à New York avec lui, mourant à quelques jours d’intervalle des mêmes addictions. L’héroïne est une vieille compagne dont il veut mieux ne pas changer, songe la fillette qui fait prendre un bain au père qui a essayé le speed. « Ce rencard avec une garce pressée, folle à lier avait failli le tuer. Mieux valait qu’il s’en tienne à son amour tranquille et plus tendre, celui qui lissait son front et allégeait ses soucis. »

Pendant quelques années, entre deux séjours en rehab et avant de s’envoler pour l’Europe, Joe élève sa fille dans les hôtels où il vit et les rades minables où il joue pour payer de quoi nourrir le singe, la promène avec Art Pepper dans les parcs squattés par les hippies et les SDF, et s’acharne à à lui enseigner les arcanes du bop. « J’ai beau aimer le jazz, lorsque j’étais obligée d’analyser la moindre quinte diminuée, harmonie suspendue ou riff mop-mop, cela me tapait sur le système. » N’empêche, Amy Jo restera musicophile devant l’Eternel, collectionnera les disques les plus variés et les souvenirs émus, gardant une place spéciale pour sa rencontre à 4 ans avec le grand Louis Armstrong, « supérieur à mes yeux au père Noël ou à Dieu. » Le jazz reste pour toujours lié au « voltigement des doigts » et au « martèlement des pieds » du père auquel elle voue un amour inconditionnel, prête à le défendre becs et ongles contre les faux amateurs et les vrais ivrognes. « Je les emportais à tire-d’aile vers un caveau souterrain où, devenue le bourreau masqué, j’étais prête à mettre fin à la vie des imbéciles et des emmerdeurs, partout incapables d’apprécier la beauté qui aurait dû leur sauter aux oreilles. »

Jouer à saute-clodo sur Hollywood Bd.

« Il semblait que notre destin était d’être toujours en mouvement, comme de malheureux requins. »

Amy Jo a beau avoir le meilleur père du monde, qui range toujours son matos loin des yeux, s’inquiète pour sa virginité (un peu tard), l’emmène avec lui dans les caveaux de jazz d’Amsterdam pour lui mettre du plomb dans la cervelle, il faut reconnaître qu’elle n’a pas toujours eu une enfance facile. « Etre livré à soi-même quand on est un petit bout de chou de six ans peut vous vriller le cerveau. Il m’arrive encore de temps en temps de passer à côté d’un gosse et de comprendre qu’il en est là. Ca se voit à leur visage dur et à leurs yeux, à la fois vides et sages, prêts à pleurer et à vous envoyer paître à tout moment. Je les regarde, et je me vois, petite. » Les anecdotes invraisemblables racontées avec gouaille ont beau faire rire, elles restent sordides, et développent autant la débrouillardise que la paranoïa, et il faut savoir faire avec ce que l’on a avant que cela ne soit envoyé au mont-de-piété. Par chance, les sols en formica des centres de réhabilitation sont « formidables pour les glissades », et restent les raviolis de la grand-mère italienne, les virées en bagnole avec les acolytes du paternel, et surtout le ciné et les rediffusions de films à la télé.

« L’astuce, c’était de garder, dès le départ, suffisamment de distance entre soi et toutes les planches pourries transitoires qui jalonnaient notre route. C’était la seule manière de supporter la déception éprouvée lorsque, à tous les coups, ils décideraient de vous rejeter. »

Au fil des pages défile un festival de freaks, de losers, de paumés, de tapins, de travestis, de producteurs de porno, une kyrielle de personnages trop incroyables pour avoir été inventés et auxquels Amy Jo est systématiquement confiée par un père étrangement naïf. Pour le plaisir de l’énumération, l’on citera un danseur de claquettes ; une ex gogo danseuse qui a abandonné son chimpanzé et son serpent ; Koko le clown shooté à la mescaline qui joue à « sauras-tu-attraper-la-trompe-de-l’éléphant » ; Ralph l’ex-bijoutier de la mafia dont l’œil de verre à l’envers regarde vers l’intérieur du crâne ; Izzy l’astrologue en peignoir de soie ; Danny le bigleux aux lectures pendables ; la vieille nymphomane et son caniche à l’haleine fétide ; le prêtre alcoolique défroqué… « Les hôtels de Hollywood et du centre-ville de L.A. sont peuplés de gens ainsi oubliés. Des gens qui ne payent pas de mine, avec leurs plaques électriques et leurs vieilles pantoufles, mais qui mériteraient qu’on s’intéresse à eux, car ils sont souvent bien plus passionnants que les riches connards qui se pavanent autour de Beverly Hills, pleins de morgues et de rien d’autre. » Les amis d’Amy Jo logent dans le même hôtel et sont souvent de véritables fils de pute – au sens propre du terme.

Low Down, A. J. Albany
John O’Neill (jjron)

Depuis les caniveaux, les escaliers de secours et les toits des hôtels, Amy Jo dessine sa propre topographie d’Hollywood Boulevard, de Vine Street à North Western Avenue. Le St Francis Hotel où crèchent régulièrement Joe Albany et sa fille est celui où James Earl Ray a prémédité l’assassinat de Martin Luther King sous le pseudonyme d’Elias Galt, et la vieille Jane’s House qui effraie la fillette a vu grandir les enfants de Charlie Chaplin. La forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel, et la poésie urbaine qui se dégage de l’artère mythique déjà en pleine décrépitude empreint le livre d’un relent de beauté déliquescente éclairée au néon. « Aujourd’hui, tout est plus mort qu’un cadavre dont la tête s’est fait défoncer à coups de gourdin, pour faire bonne mesure. Chaque nouvelle statue de pacotille peinte à la bombe dorée porte un nouveau coup à la tête du cadavre. » On ressort de Low Down ravi et ébouriffé, du be-bop dans les oreilles, L.A. dans la peau, et conquis par la fougue du Nouvel Attila, l’éditeur qui met du sang dans son vin.

Pour finir, attirons l’attention sur la « maquette des plus chaloupées » créée par le graphiste Sylvain Lamy qui sévissait aussi il y a peu aux éditions Cambourakis, et que l’on retrouve maintenant dans l’équipe de 3oeil, atelier de création graphique.

Low Down, A.J. Albany, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Clélia Laventure, éd. Le Nouvel Attila, 2015.