« Dans le contexte formé par le canon d’un mousquet, existe-t-il une responsabilité morale autre que silence, résistance et ruse ? »
— « In part to disorient; it’s a kind of warping, an attempt to defamiliarize, and thereby reshape, our thinking. » Les voix s’emparent. (Dé)libérée puissance — par le pouvoir de l’imagination, de la narration et de la fiction. Acte : reprendre le contrôle des corps et de la parole. John Keene déjoue les attentes, se libère des conventions. Experimentation versus expectations. Contrenarrations esquisse un pas de côté qui donne à voir une perspective autre, une littérature autre qui construit une alternative narrative aux mythes américains. Côté pile de l’Histoire, tous les narrateurs sont noirs. Noirs, artistes, intellectuels, souvent homosexuels. Un récit queer où il faut savoir qui parle et pourquoi les récits sont secrets, cachés, importants. L’on glisse subrepticement. Des troisièmes personnes aux personnes premières. Des contrenarrations aux rencontrenarrations, jusqu’à la contrenarration finale. De l’objectivité apparente et théorique aux subjectivités pleines et entières, pour un livre génial et brillant.
Le titre américain, Counternarratives : Stories and Novellas, souligne les formes multiples que prend la parole dans le livre, qui n’est exactement ni un roman ni un recueil de nouvelles, mais plutôt le contre-pied de ce que l’on attend d’un livre : « a literary and archival mixtape ». Une « collection » qui mêle pure fiction, événements historiques, personnalités réelles et héros de la littérature. Récits d’aventures, poèmes, monologues intérieurs, dialogues, théories philosophiques, lettres, coupures de journaux, documentaire, journal intime… Va, pour mixtape. De celles que l’on se passe en boucle, dont la composition et l’ordre font sens, dont les morceaux sans être liés s’entrecroisent et s’interpellent. Dès lors, l’ensemble se lit presque comme un roman, et les nouvelles ne se conçoivent plus seules, l’architecture du livre possède une unité dont se dégage l’impression jouissive d’avoir sous les yeux une forme nouvelle et virtuose, qui engage autant le lecteur que l’auteur.
Les « histoires et nouvelles » de Contrenarrations sont chacune centrées sur un personnage différent, sur une histoire personnelle particulière, sur l’art de raconter leur histoire. La longueur varie, le ton varie, la forme varie. Chacune porte sa propre parole. Chacune vous happe, vous percute, vous transporte. Des voix se répondent et conversent avec l’Histoire, l’imaginaire collectif, la philosophie, la politique, jusqu’aux citations, nombreuses, en incipit, qui dialoguent entre elles et avec les textes. Voyages. À travers temps et espace, du 17e au 21e, la découverte de l’île Mannahatta, les jungles du Brésil colonial, la révolution américaine, l’indépendance haïtienne et un couvent du Kentucky, la guerre de Sécession, le campus de Harvard, le cirque Fernando de Montmartre, un hôtel des Catskills, la Renaissance de Harlem, Rio de Janerio, une possible prison.
Comme dans un roman d’aventures, le canoë d’un éclaireur polyglotte glisse sur la première page. Des berges inconnues, une île humide. L’homme qui ouvre d’un schibboleth les portes du livre, né à Saint-Domingue d’un marin portugais et d’une Africaine, déserte le Jonge Tobias, un navire néerlandais pour lequel il est traducteur. Juan Rodriguez sur Manhattan est Premier — premier non-native, premier immigrant, premier Afro-descendant, premier Latino. Symbolique, l’amorce, déjà, théâtralise l’importance de la parole et l’héritage africain. On retrouve ces deux piliers dans les quilombos créés dans l’arrière-pays brésilien par les esclaves échappés des plantations de canne, les rites mina d’un soldat, les chants en akan d’une parturiente, la divination vaudou à Saint-Domingue, ou la lecture des signes par le vieux Jim des Aventures d’Huckleberry Finn. — La langue, puissance révélatrice, dévoile : voir les invisibles présences. Dans un monde où le commerce triangulaire et de l’exploitation des corps noirs ont engendré l’ancêtre du capitalisme et qui de conformistes racistes a fait des héros d’enfance acceptés.
La vision, la réappropriation et la créativité de John Keene transportent le lecteur dans une traversée déroutante et stupéfiante d’une contre-histoire de l’esclavage des Noirs en Amérique qui invoque la sorcellerie, la transmission des rites, la filiation intellectuelle. L’empowerment, le désir profond de liberté et d’émancipation constituent le socle des histoires et nouvelles de Contrenarrations, mais c’est le regard artistique et attentif porté sur le monde par chaque personnage qui leur donne saveurs et reliefs. Poètes, militants, sociologues, ethnomusicologues, anonymes… Zion chante, Carmel dessine, Red rêve de ballons, Miss La La s’envole dans les airs, Mário de Andrade, Langston Hughes et Xavier Villaurrutia composent, W.E.B. du Bois réfléchit à Spinoza et à Santanaya, Bob Cole se noie dans les paroles de ses chansons. On voudrait prolonger le cri de Red, se suspendre au filin mordu par l’acrobate ou aux traits de craie de Carmel, on pourrait passer des heures, des jours mêmes, à dénouer la trame, à suivre les fils, à remonter les sources, parcourir les œuvres des artistes convoqués et explorer leurs racines. Commençons, peut-être, par accueillir les figures et narrations données ici, dans leurs complexes ramifications et leur force évocatrice. Contrenarrations expérimente la liberté et il faut le lire.
Bernard Hoepffner qui signe ici l’excellente traduction a obtenu ce mois-ci le Prix Laure-Bataillon pour Infini de Gabriel Josipovici publié par Quidam éditeur (lire ici la chronique d’Eric Darsan). Il a notamment traduit Les Aventures de Tom Sawyeret Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain (éditions Tristram), et de nombreux auteurs anglo-saxons dont Gilbert Sorrentino, Will Self, Martin Amis, Robert Coover. Il a également participé à la nouvelle traduction d’Ulysse de James Joyce chez Gallimard.
John Keene lit un extrait de « Cold » au Poetry Center de San Francisco.
Les citations en italique sont de John Keene, et extraites d’une discussion avec Tonya Foster’s publiée sur BOMB magazine.