« Nulle arme, m’a-t-on dit, sur ce monstre n’a prise. / Mon épée je laisserai donc, / à la bataille j’irai nu, / j’empoignerai cette chimère / et comme doit un ennemi à son ennemi faire / en jeu contre sa vie mettrai ma propre vie, / et celui de nous deux que la mort saisira / au jugement du Souverain Juge s’en remettra. »
Hrothgar fils d’Healfdene, roi des fiers fils de Scyld, veille sur le royaume du Danemark depuis Heort, l’immense palais doré. Mais le malheur s’abat sur le héros vieillissant, et la mort frappe les siens. Chaque nuit, sans répit, Grendel le monstre des marais, pénètre dans le palais pour une funeste cueillette. Il fauche dans leur sommeil les plus vaillants guerriers du roi. La rumeur de l’horrible infortune se répand bientôt par-delà les frontières. Voici qu’elle atteint l’oreille d’un Goth de Scandinavie, le noble Beowulf, fils d’Egthée et vassal d’Higelac. Aussitôt, le valeureux héros franchit la mer et brave la tempête avec ses marins pour porter secours à Hrotghar et faire connaître à tous sa bravoure. D’ores et déjà, sa renommée est légendaire, et ses faits d’armes passés, que lors d’un banquet il conte, jamais égalés. Paré de son heaume orné d’un sanglier et de sa cuirasse cousue d’or, armé de son glaive Hrunting, le héros par vantardise défia un jour Breca à la nage. Cinq nuits, sans relâche, ils se mesurèrent dans la mer glaciale sans réussir à se départager, mais les vagues les avaient séparés quand soudain une créature des abysses entraîna Beowulf dans les profondeurs. Lorsqu’enfin le héros émergea des flots, neuf de ces monstres avaient péri de sa main.
« Les démons vivent en pays secret, / sur les pentes des loups, les collines
venteuses / et les sentes marécageuses, / où les cascades dans la nuit /
des montagnes se précipitent, / et leur eau va sous terre. / Ici sont
les confins de la lagune et les forêts ornées de givre / assombrissent
son onde. / Ici se voit la nuit la merveille horrible, / le feu dansant
sur l’eau, / et de cette eau nul homme ne connaît le fond. / Le cerf par
le chien et le cor / poursuivi prend à travers la futaie, / mais sur
ces bords il doit laisser sa vie. »
Le soir se couche sur Héort, et les hommes se retirent, car Grendel va venir. Seul veille Beowulf, désarmé. Pour blesser le monstre maudit, aucune épée ne saurait suffire. De cette lutte à mains nues, le monstre s’enfuit mortellement mutilé, le bras arraché jusqu’à l’épaule par le jeune héros. Dans ses marécages, il retourne expirer. Pour célébrer l’exploit, Hrothgar donne un banquet, et comble Beowulf de présents mirifiques, et le chant des hommes redonne vie aux anciens héros tels que Sigmund et Finn roi des Frisons. Tous pensent dormir en paix. Cependant, folle d’une colère vengeresse, surgit la mère de Grendel, qui fauche la vie de précieux compagnons. Dans les marais, Beowulf va plonger à sa poursuite. Le combat est âpre et son issue incertaine, mais la tanière des monstres abrite la lame abandonnée d’un géant, qui seule pourrait blesser la hideuse génitrice.
De nouveau, un banquet est donné, et le houblon servi des mains mêmes de la reine Waelthée. Beowulf peut sans honte retourner parmi les siens remettre à son roi Higelac les présents qui lui ont été offerts et lui conter ses prouesses. Les années passent, riches de guerres, de victoires et de défaites. À la mort du souverain, Beowulf est couronné et gouverne plus de cinquante ans. Mais « l’or caché n’est jamais assez profondément caché »… Un malandrin, pour échapper aux hommes, pénètre dans un antre secret, et devant la splendeur qu’il y voit accumulée ne peut s’empêcher de dérober une coupe d’or. Or, nul n’ignore qu’un menu larcin suffit à réveiller un dragon depuis longtemps endormi. Sur les terres et les villages s’abat une terrible dévastation. Seul Beowulf, courbé par les ans, peut sauver son royaume et le délivrer du grand ver, dans un ultime acte de bravoure.
Beowulf, poème anonyme de plus de 3000 vers en vieil anglais, est l’un des plus anciens témoignages de la tradition anglo-saxonne. Absolument aussi palpitant qu’un actuel roman d’heroic fantasy, il mêle intimement légendes scandinaves, faits historiques germaniques avérés et poésie anglo-saxonne. Le merveilleux y côtoie si familièrement le christianisme que l’on ne sait s’il s’agit d’une légende scandinave transcrite par un copiste chrétien coupable de pieux ajouts ou d’un texte chrétien librement inspiré de sagas nordiques païennes. L’unique manuscrit de Beowulf date du 10e siècle, mais sa langue semble plus ancienne et le poème pourrait avoir été composé dès le 7e siècle. Cet écart de trois siècles entre le plus ancien codex trouvé pour un texte et la langue qui y est employée est le semblable pour d’autres textes comme, de l’autre côté de la mer d’Irlande, la chronique de Cúchulainn, héros de l’Ulster, rapportée en vieil irlandais par le Táin Bó Cúailnge (La razzia des vaches de Cooley).
Imaginons la période longue de trois cents ans au cours de laquelle naît la légende de Beowulf. L’heure est à l’héroïsme, aux batailles et aux conquêtes, et l’ère est soumise à l’ample dissémination du christianisme en Europe autant qu’aux expansions vikings dans le sud de la Scandinavie, le nord de l’Allemagne et le nord-est de l’Angleterre. Colportées par des navigateurs intrépides, les légendes circulent entre les peuples. Les voyageurs et les émissaires sont accueillis en échange de nouvelles rapportées des contrées lointaines. Les récits de guerres et d’actes de bravoure qu’ils véhiculent sont chantés de banquet en banquet et subissent peu à peu, d’année en année, de légères modifications. D’abord imperceptibles, les ajouts grandissent et un jour, surgissent les démons, les géants et les dragons. Pareils à leurs ennemis redoutables métamorphosés en créatures merveilleuses, les héros glorifiés grandissent dans le cœur des hommes. L’histoire se transforme, et petit à petit devient mythe. Certains, souvent des moines, couchent par écrit en latin les récits les plus merveilleux comme les événements les plus marquants. Les copistes irlandais de l’abbaye de Kells conservent jalousement de magnifiques manuscrits enluminés des Quatre Evangiles, alors qu’au pays de Galles l’on commence à rédiger l’Historia Brittonum.
Mais, de plus en plus, la belle langue des religieux et des savants est délaissée et d’autres commencent à composer des textes dans celle qu’ils parlent couramment. Sainte Eulalie est parmi les premières à être honorées en langue romane et cette même langue, doublée de francique rhénan, sert l’alliance de deux plus jeunes fils de Charlemagne contre leur aîné. Aux portes de l’Europe, quelques prosélytes comme Wulfila, Cyrille et Méthode tentent même de traduire la Bible à l’aide de nouveaux alphabets tels que le gotique ou le glagolitique. Nous sommes encore loin des récits médiévaux les plus célèbres. Au 12e siècle, le manuscrit le plus ancien de La Chanson de Roland sera écrit en anglo-normand, et les fabuleux romans de Chrétien de Troyes en ancien français. Au 13e siècle, on rédigera L’Edda Poétique en vieux norrois et La Chanson des Nibelungen en moyen haut-allemand. Au 14e, Les Quatre Branches du Mabinogi, en moyen gallois… Les héros ne cesseront plus de naître, et les épopées d’être transcrites, copiées, traduites, et de circuler dans toute l’Europe.
Malheureusement, les codex médiévaux auront parfois du mal à traverser les siècles. Au 16e l’unique manuscrit connu de Beowulf est entre les mains de Laurence Nowell, un érudit passionné de cartographie qui a compilé le premier dictionnaire anglo-saxon, le Vocabularium Saxonicum. Si l’on ignore comment le précieux manuscrit a été acquis par Nowell, l’on peut toutefois imaginer qu’il était auparavant détenu par l’un des monastères dissous par Henri VIII. L’on sait avec certitude que quelques années plus tard, il entre dans l’impressionnante bibliothèque de Sir Robert Cotton, baronnet et antiquaire. La bibliothèque, transmise de père en fils, est léguée à la nation à l’aube du 18e. A peine trente ans après le legs, un incendie ravage le bâtiment. Le Codex Nowell, qui contient l’unique copie de Beowulf, est irrémédiablement endommagé. Il est aujourd’hui conservé par la British Library.
En 1815, Grímur Jónsson Thorkelin, un universitaire islandais travaillant pour les archives de la Couronne danoise, publie un ouvrage intitulé De Danorum rebus gestis. Cette première traduction complète de Beowulf en latin est suivie de près par une transposition en danois par Grundtvig, pasteur et lettré qui propose enfin le texte entier dans une langue moderne. Les versions anglaise puis allemande apparaissent successivement, et le poème atteint la France en 1912. Notez que, si je l’ai pour ma part lu dans la traduction de Daniel Renaud qui a le charme de la séparation entre les vers et de « donner toute sa chance au contenu symbolique du texte » en ne cherchant pas à l’augmenter, celle d’André Crépin, littérale et plus explicite, fait en France figure d’autorité. Reste que le traducteur le plus célèbre de Beowulf n’est autre qu’un philologue spécialiste de la période médiévale anglaise nommé J.R.R. Tolkien. Le prolifique démiurge de la Terre du Milieu a permis à la critique moderne de Beowulf, en lui consacrant une grande partie de sa carrière, nombre de ses conférences, et un essai paru en 1936 intitulé Beowulf : les Monstres et les Critiques, d’opérer un tournant majeur. Sa propre traduction commentée a été éditée en 2014 à titre posthume par son fils Christopher. Elle est disponible depuis octobre 2015 aux éditions Christian Bourgois.